11/06/09 (B502) Nouvelles de Somalie …. Danger pour tous à Mogadiscio, par Jean-Philippe Rémy (Le Monde)

J’étais content de tomber sur Abdirazak Ber-Ber, au détour d’un couloir de l’hôpital Madina, à Mogadiscio. Vivant et d’excellente humeur, deux constatations qui ne vont pas de soi pour quiconque habite la capitale somalienne et, comme Ber-Ber, y exerce depuis la fin de l’enfance diverses activités liées à l’utilisation des armes.

Puis j’ai vu le plâtre autour de sa jambe gauche. Il était cassé au niveau du genou, ce qui donnait à sa jambe une articulation bizarre. Mais il en faut plus pour émouvoir Ber-Ber, chef de la "sécurité", c’est-à-dire des miliciens de l’Hôtel Shamo, institution de Mogadiscio. Un obus s’abattant à quelques dizaines de mètres de l’entrée du Shamo, deux mois plus tôt, lui avait fracassé tibia et péroné, blessant aussi gravement son oncle et son père, avec lesquels il bavardait au coin de la rue. Il se remettait doucement, indigné surtout d’avoir été blessé sans combattre. "Blessé comme une femme", feint-il de plaisanter, surpris de partager le sort des centaines d’habitants de Mogadiscio qui s’entassent sur des matelas posés à même le sol dans les hôpitaux de la ville.

L’histoire de Ber-Ber vaut la peine d’être racontée. Très jeune, avant même qu’apparaisse l’ombre de sa première moustache, il était devenu milicien dans les troupes du général Farah Aydeed, célèbre seigneur de la guerre du début des années 1990, lorsque les chefs de faction cassaient la capitale à l’arme lourde en se la disputant et, accessoirement, faisaient aussi la guerre aux troupes de la force internationale déployée dans le pays.

Il y a encore quelques années, Ber-Ber racontait volontiers comment il avait attaqué les troupes américaines déployées en Somalie en 1992-1993, opération conclue par le désastre final d’images télévisées du corps d’un pilote traîné dans les rues de Mogadiscio. Récemment, il évitait le sujet. En ces temps de retour de l’intérêt des Américains pour la Somalie, qui sait ? Cela pouvait s’avérer dangereux. Washington a passé les trois dernières années à appuyer à distance des actions de lutte contre des groupes somaliens qualifiés de "terroristes". Notamment en finançant une alliance de seigneurs de la guerre en 2006 ou, après l’échec de ces forbans face à des milices d’inspiration islamiste, en tirant à l’occasion sur le pays des missiles depuis des bateaux croisant au large, loin des yeux, ou en ouvrant le feu depuis des avions ou des drones qui tournent chaque nuit dans le ciel de Mogadiscio, invisibles mais que chacun peut entendre.

Dans le quartier K5, où se trouve l’Hôtel Shamo, Ber-Ber avait aussi participé à une guerre contre une petite milice clanique locale, nettoyant le secteur avant d’être promu à la tête de la "sécurité" du Shamo. Sans récolter une égratignure. C’est un obus dont il ignore la provenance qui l’a finalement envoyé à l’hôpital, tandis que font rage des combats entre des insurgés islamistes et le gouvernement fédéral de transition (TFG). Le TFG, structure en difficulté, bénéficie de soutiens à l’extérieur, notamment des Etats-Unis, qui, depuis les années 1990, se gardent bien de remettre les pieds dans ce pays fertile en dangers.

Parmi les insurgés, on distingue essentiellement les groupes Al-Shabab ("la jeunesse"). Inspirés par la doctrine puritaine du wahhabisme, ils ont été célébrés par Oussama Ben Laden comme les "champions de Somalie". Plusieurs centaines de combattants "étrangers" venus d’autres fronts du djihad, notamment d’Irak ou d’Afghanistan, ont rejoint leurs rangs.

Au-delà des déclarations sur Internet, il n’est pas certain pour autant que la Somalie soit devenue un champ de bataille majeur pour les sympathisants d’Al-Qaida. D’ailleurs, au final, les distinctions d’ordre politico-religieux entre les responsables du TFG et les combattants d’Al-Shabab sont parfois bien floues. Pour s’emparer des bribes du pouvoir à Mogadiscio, les deux tendances, fragmentées en factions, se battent sans parvenir à l’emporter, tout en s’efforçant de poursuivre la destruction de la ville, demeurée inachevée lors des grands combats des années 1990.

Les obus de mortier pleuvent, selon les jours, sur un quartier ou l’autre, tandis que Mogadiscio continue de se vider. Dans les dernières semaines, plus de 100 000 personnes ont fui la mort. Dans la plupart des districts de la ville, des ONG somaliennes assurent des distributions de nourriture déjà préparée aux malheureux de la ville qui ont tout perdu, jusqu’à l’espoir de s’en aller et à la possibilité de cuire des aliments. Restent surtout des vieillards, des miséreux ou les infortunés gardes des maisons auxquels leurs propriétaires ont intimé l’ordre de rester pour empêcher les pillards d’entrer, tandis qu’eux-mêmes prenaient la fuite.

Un habitant du quartier de Whardighley, presque vidé de ses habitants, et où s’abritent des Shabab, non loin de la présidence, Villa Somalia, note d’un ton rêveur : "Au moins, là où il y a les Shabab, les pillages sont moins nombreux. S’ils voient passer quelqu’un avec un lit sur la tête dans la rue, ils le tuent aussitôt." On ne peut en dire autant des forces du TFG, coalition de milices claniques ou islamistes et de policiers réputés pour leur aptitude à violer toutes les lois. Y compris celles de la guerre à Mogadiscio, ne permettant pas, au grand désespoir de Ber-Ber, "de se venger en respectant la tradition".

Jean-Philippe Rémy
Courriel : jpremy@lemonde.fr.