05/07/09 (B506) Forum de l’opposition du 27 juin (Compte-rendu) 3 – Mahmud Harbi, le pionnier de l’indépendance de Djibouti – Dr Ali Coubba, historien et Président d’Uguta-Toosa

FORUM DJIBOUTIEN DU 27 JUIN 2009

UNE INDEPENDANCE CONFISQUEE PAR LA DICTATURE

Mahmud Harbi, le pionnier
de l’indépendance de Djibouti

par le Docteur Ali Coubba

Historien et Président d’Uguta-Toosa

Pour la commémoration du 32ème anniversaire de l’indépendance de Djibouti, une affiche est publiée à Ottawa. On y note d’abord la sur-représentation des membres de la communauté somali. On y dénombre quinze Somali, un Afar et un Arabe ?

Les images, dit-on, disent plus que le texte.

En observant ces photos, il vous vient à l’esprit une série de questions. Les Somalis ont-ils été plus précoce et plus nombreux à exiger la libération de Djibouti ? Oui. Oeuvraient-ils pour l’indépendance de Djibouti seulement ? Non.

En effet, il faut expliciter ce que les Somali entendaient par « indépendance ». En tout cas les Afar ne pouvaient apporter leur caution à l’indépendance caressée par leurs concitoyens d’origine somali. Le nationalisme de Mahmud Harbi et son engagement précoce expliquent ce contentieux.

De leurs côtés, les Français, les Ethiopiens et une partie de la population djiboutienne (en particulier les Somali) n’imaginaient pas que la Côte française des Somalis puisse accéder à la souveraineté internationale.

1) Mahmud Harbi : une instruction très limitée

Né à Ali-Sabieh vers 1921, Mahmud Harbi était un Somali Issa, du clan Fourlaba.

Il avait fait ses études dans sa ville natale. Nous ne sommes pas sûr qu’il soit né vraiment dans cette localité. Il avait sept frères et sœurs. Sa scolarité fait l’objet de controverse. En recoupant les informations, elle semble avoir été très limitée. Thompson et Adloff, dans Djibouti et la corne de l’Afrique, écrivent que « Hassan Gouled …était plus instruit que lui ».Ils ajoutent également que Harbi était « dépeint comme un « illettré aussi bien en français qu’en arabe » .

De son côté, Maurice Mécker, Chef du Territoire de la Côte française de 1957 à 1958, affirme que le député du territoire (1956) manquait d‘instruction quand il est entré en politique. Compte tenu de la qualité du portrait de Harbi dans « Djibouti 1958 : l’homme du non », je donne du crédit à ce témoignage. En revanche, le député djiboutien maîtrisait le somali. Il passait pour un tribun. De plus, son charisme fait merveille au lendemain du référendum de 1958.

2) Les grands évènements et évolutions qui agitent le monde

Lorsque Mahmoud Harbi accède à la fonction la plus élevée dévolue à un autochtone en juin 1957 – poste de vice-président du Conseil de gouvernement nouvellement créé par la Loi-cadre – on observe trois évolutions. Au niveau international, la Seconde Guerre mondiale est passée par là. Les mentalités ont changé.

Les colonisés veulent plus de progrès et d’émancipation. En métropole, le gaullisme commence à s’agiter. Le R.P.F. (Rassemblement pour la France) rêve le retour du général de Gaulle et il est très actif. Jacques Foccart sillonne l’Afrique francophone. En Côte française des Somalis, les Djiboutiens citadins commencent à rêver mais modestement. Plus que tout autre évènement, l’indépendance de la Somalia italienne, annoncée pour l’année 1960, alimente le rêve le plus fou de la population du minuscule territoire français de la corne de l’Afrique.

3) Les acteurs muets : le chef-lieu du Territoire et les districts de l’intérieur

Dans la lutte pour l’indépendance, Djibouti-ville, le chef-lieu de la Côte française des Somalis, joue un rôle très important. C’est là où il y a la population lettrée, qui compte sur le plan économique. L’administration française dorlote cette population multi-ethnique. Les Somali y sont majoritaires avec un pourcentage élevé de ceux que l’administration française nomme les Somali allogènes (Issaq et Gadaboursi).

Cette ville a une personnalité. Sa géographie correspond à la « ville coloniale » décrite par Frantz Fanon dans « Les damnés de la terre ». Elle a vu le jour sur un terrain frontalier entre les nomades afar et issa vers 1887. De ce fait, elle paraît étrangère aux autochtones. La langue urbaine dominante est l’arabe.

L’élite djiboutienne écoute avec ferveur la radio égyptienne. D’où le nationalisme arabo-musulman auquel les arabophones sont très sensibles. L’arrière-pays comprend les autochtones afar et somali-issa, vivant péniblement de l’élevage. Les uns et les autres souffrent de la marginalisation. Sur le plan politique, cette population, mal recensée, pauvre, constitue une aubaine pour les Français.

Pour bien comprendre la trajectoire de Mahmud Harbi, il faudrait rappeler sa culture et la structure sociale de la société somali-issa, l’influence du nationalisme arabo-musulman, la passion qui l’anime pour réveiller les peuples somalis de la corne de l’Afrique.

4) Mahmud Harbi et l’administration française (1956-1960)

Son engagement dans la vie publique débute d’abord dans le syndicalisme. Il est signalé au début des années cinquante aux côtes des hommes qui vont l’accompagner jusqu’à sa mort, notamment Ahmed Goummané et Abdourahman « Gabode ».

A partir de 1956, sa biographie devient plus touffue, plus lisible. Il est vrai qu’en 1956, il remplace Hassan Gouled au poste de député du Territoire. Cette ascension n’est pas du goût des Gaullistes. Avant même de devenir vice-président du Conseil de gouvernement, Mahmud Harbi est critiqué, épinglé, surveillé par les services de renseignements français. On ne fait pas confiance en lui. Ses voyages au Yémen sont mal compris. Son caractère hautain agace les administrateurs français. Il est décrit comme un agitateur anti-français et partisan convaincu du pan-somalisme.

5) La vice-présidence de Mahmoud Harbi (juillet 1957- octobre 1958)

La Loi-Defferre (ou Loi cadre) est promulguée le 14 avril 1957 en CFS. Elle remplace le Conseil Représentatif et donne une relative autonomie aux territoires d’outre-mer. Mahmud Harbi, qui est déjà député du Territoire, saura profiter des réformes et de sa notoriété pour s’imposer face à son adversaire le plus coriace, Hassan Gouled Aptidon.

Les Gaullistes tentent de l’évincer. Jacques Foccart fait le déplacement pour soutenir la liste de Hassan Gouled/Mohamed Kamil. Le gouverneur du territoire, René petitbon, est accusé de faire le jeu de la liste Harbi/Coubèche/Bats. En tout cas, Mahmud Harbi a bénéficié de l’appui d’une partie de l’administration française.

Parmi les autochtones, les rivalités entre Harbi et Gouled s’exacerbent les rivalités et se déteignent sur les Issa Fourlaba et Issa Mamassane, sur les Dalol et Abgal. Les rivalités des partis politiques français influent également sur les jeux politiques de la colonie.

Mahmud Harbi devient vice-président du Conseil de gouvernement au mois de Juillet 1957. Il est élu par les Conseillers de l’assemblée territoriale qui se répartissent ainsi : Somalis (14 sièges), Afars (8 sièges), Européens (5 sièges), Arabes (3 sièges). Cette répartition n’est pas anodine, elle abusera le vice président du Conseil de gouvernement qui ne se rend pas compte du caractère factice de la majorité accordée aux Somalis au sein de l’Assemblée territoriale.

Le Gouvernement de la Côte française des Somalis (1957) comprend alors René Petitbon: Chef du territoire et Président du Conseil de gouvernement ; Mahmoud Harbi : Vice-président du Conseil de gouvernement Député à l’Assemblée nationale. On y trouve les ministres Saïd Ali Coubèche, Ahmed Hassan Liban, Pierre Blin, Ibrahim Sultan, Osman Ali Bahdon, Mohamed Ali Dini

6) Le référendum de 1958 et la stratégie de Mahmoud Harbi

Mahmud Harbi n’a pas du jour au lendemain devenu un indépendantiste djiboutien. Le projet d’un référendum émanait du général de Gaulle qui revient au pouvoir en 1956 précipite les choses.

En juin 1958, Mahmud Harbi déclare « sa dévotion et sa loyauté personnelle à de Gaulle » . Invité par le président Gamal Abdel-Nasser en décembre 1957 au Caire, il décline l’offre pour ne pas indisposer ses amis métropolitains. Des rumeurs font état cependant de son voyage en URSS. En juillet, Mahmoud Harbi évoque pour la première fois la perspective de l’autodétermination de la Côte des Somalis.

Le 7 août 1958, Dans une lettre adressée au quotidien français, Le Monde, Mahmoud Harbi écrit : « L’indépendance, que nous demandons, ne veut pas dire divorce, ni sécession… Notre choix à nous est déjà fait. C’est avec la France que nous ferons bloc au sein d’une alliance fraternelle dont nous fixerons les contours dès que nous aurons obtenu l’indépendance… »

Les Français sont mécontents. Les Conseillers de l’assemblée territoriale rejettent l’option proposée par Harbi. Mais à cette date, il faut le souligner, l’écrasante majorité des responsables africains, du Sénégalais Senghor au Guinéen Sékou Touré, expriment leur désir de demander l’indépendance de leurs territoires respectifs.

En Côte française des Somalis, beaucoup des gens se sont trompés sur le VPCG. Philippe Oberlé et Pierre Hugot, ainsi que tous ses camarades, le soupçonnent d’avoir changé subitement ses opinions. Ahmed Dini, que j’ai eu la chance d’interroger, abondait dans ce sens. « Harbi, soutenait-il, qui n’avait rien laissé filtrer de ses intentions en faveur du « non » tant qu’il était à Paris, a fait déclarer lors de son retour à Djibouti au pied de la passerelle de l’avion, par sa fille âgée de cinq ou six ans, qui l’accompagnait :’je dis non au référendum’. »

Or le VPCG était habité par l’idée d’indépendance. Le seul qui avait compris CELA est le Chef du territoire Maurice Mécker. Entre autres, il fut témoin d’un fait troublant lors du défilé du 14 juillet 1958 aux Champs Elysées. Un soldat, d’origine algérienne, qui participe à la revue, brandit le drapeau de son pays.

Alors M. Harbi souffle à l’oreille de son voisin, M. Méker : « Bientôt la même chose à Djibouti … » M. Méker en parle aussitôt au ministre de la France d’Outre-Mer, Bernard Cornut-Gentille.

Ce n’est pas le seul témoignage que nous avons. Le Djiboutien se plaignait tout le temps de n’avoir pas assez de subventions et de fonds pour mener les grands travaux en CFS. Quant il broutait du khat, il se laissait sans doute aller à quelques confidences involontaires…

Le 27 septembre, au cinéma Odéon, Mahmoud Harbi tient un meeting en somali. Il y fait un discours incendiaire sur la colonisation française. Tel qu’il est c’est un discours d’anthologie (dont je n’ai pas encore trouvé l’original).

« La France est chez nous depuis 88 ans, elle n’a pas fait pour nous un hôpital …Sachez que la France qui devant vous est grande, n’est que le dernier des pays de ce monde »

Il conclut : (…) Sachez que ce n’est pas moi qui ai demandé l’indépendance à la France. (…) Moi, j’ai choisi la liberté et je vous demande de voter ‘non’. (…)

Alors chers frères, pourquoi ne pas saisir l’occasion unique ?

Pourquoi ne pas prendre cette liberté qui nous tombe du ciel ? »

La suite de l’histoire, vous le savez. Mahmoud Harbi est battu au référendum de 1958 par les partisans du oui. Les autorités locales l’empêchent de se présenter aux élections suivantes. Alors il s’installe en Somalia, à Mogadiscio. Condamné à 20 ans d’interdiction du territoire par contumace. Le 21 septembre 1960, les agents des renseignements français font exploser son avion au dessus de la Méditerranée.

7) L’indépendance de Djibouti d’abord, la « Grande Somalie » ensuite

Toutes les formations politiques (LPAI, MPL et UNI) sont apparues ou sont devenues indépendantistes sur le tard, en 1975, sauf le FLCS. En dédramatisant l’indépendance de Djibouti, Ahmed Dini et Hassan Gouled l’ont rendue possible.

Mais l’idée d’indépendance de la CFS nous le devons à Mahmud Harbi.

(Mohamed Kamil, ayant participé à la conférence de Cotonou, désirait aussi l’indépendance, mais nous ignorons tout de cet épisode).

Le vice-président fut le pionnier et le premier martyr de l’indépendance de Djibouti. Ce fut une personnalité complexe. Toutes ses déclarations, à partir de son installation en Somalia, font l’éloge du peuple somali et de sa libération. En tant vice-président de la Ligue de la jeunesse somali, il fustige ses homologues somali qui n’en font pas assez d’après lui.

Le contentieux entre Afar et Somali réside dans un fait historique incontestable et une lecture biaisée des uns et des autres. Avant 1975, parmi les Somalis, il n’y avait aucun nationaliste djiboutien. On ne comptait que des nationalistes somalis.

Le nombre de martyrs et la précocité du militantisme somalis sont justifiés par leur rêve d’un rattachement futur de notre pays à la Somalie. Cette idée peut froisser certaines personnes mais c’est la vérité. Toutefois, le sacrifice de ces hommes ont précipité et popularisé l’idée de la décolonisation du Territoire français des Afars et des Issas (TFAI). Ils sont morts à Djibouti-ville et pour notre pays.

Toutefois, les Somali de Djibouti ont tort de fustiger l’absence des martyrs afar en se prévalant du nombre élevé de leurs martyrs et indépendantistes morts sous les balles coloniales. Ils oublient trop vite les martyrs afar, y compris leurs sultans, morts ou persécutés de 1884 à 1944.

En conclusion, il convient de dire que la résistance à la pénétration coloniale fut à majorité afar tandis que la révolte citadine, de 1967 à 1975, fut à majorité somali et urbaine. Le consensus national entre Afar, Arabes et Somali, n’a duré que deux ans (1976 à 1977). Depuis cette date, la république de Djibouti a renoué avec ses vieux démons, avec les oripeaux des « nationalismes à la somalienne ».

CONCLUSION

Mahmud Harbi défendait une conception de l’indépendance de la Côte française des Somalis en deux étapes. D’abord, il militait pour la décolonisation de la CFS. Ensuite, il souhaitait que notre pays rejoigne une entité appelée la « Grande Somalie ».

Quelle image faut-il conserver de Mahmud Harbi ?

Celle d’un indépendantiste qui abandonne l’argent et le pouvoir, afin de s’engager dans le chemin ardu de la libération de son pays ? Ou celle d’un pan-somaliste désireux avant tout de faire le bonheur des Somali ? Les deux volets de son engagement sont inséparables. Cependant, n’oublions pas que si les Français ont tué Mahmud Harbi, ce fut parce qu’il militait pour l’indépendance de Djibouti.

Et puis, en 1958, personne n’imaginait notre pays accédant à la souveraineté internationale. Son avenir reposait sur le statu quo ou la fusion à l’ensemble somali ou à l’empire éthiopien. Les données économiques, les idéologies en vigueur, la réalité régionale disqualifiaient d’autres options.

Les Afar reprochent à Mahmud Harbi de n’avoir pas été un « nationaliste djiboutien » dès 1958. On lui reproche en fait de n’avoir pas été prophète ou oracle. Le concernant on est sûr d’une chose : alors que les autres Djiboutiens dissimulaient leur aspiration à la Grande Somalie, lui professait l’indépendance de Djibouti et le pan-somalisme.

Sa mémoire mériterait d’être mieux commémorée à Djibouti. Elle demeure vivace en nous parce qu’il a été, avant tout, le premier Djiboutien à sacrifier sa réussite matérielle, sur l’autel de la liberté et de l’indépendance. Cela a de quoi surprendre. Pour ma génération, du moins pour ceux qui n’ont pas peur des mots et méprisent le culte de l’argent, il constitue un modèle, un exemple, quand il affirme, en 1959, « nous n’avons pas voulu des richesses que l’on nous a offertes pour mieux nous dominer.

Je préfère garder de cet homme l’idéal qu’il a défendu, l’idéal qui provoqué sa disparition précoce, plutôt que de critiquer ses rêves.

Teste transcrit et diffusé
par le Comité d’organisation