23/02/2022 (Brève 2049) LE MONDE Afrique : En Ethiopie, « ceux qui n’arrivaient pas à marcher se sont effondrés » : la guerre oubliée en région Afar

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Délaissés, les habitants du front est, limitrophe de l’Erythrée, de Djibouti et du Tigré, fuient, otages des combats opposant séparatistes et forces gouvernementales.

Par Noé Hochet-Bodin (Afdera, Ethiopie, envoyé spécial)

Jusque-là, la province de plus de 2 millions d’habitants était parvenue à rester quasiment neutre dans cette guerre fratricide qui s’est longtemps concentrée au Tigré et en Amhara. Mais l’Afar a été plongée dans le conflit malgré elle.

Au mois d’octobre 2021, les insurgés tigréens ont progressé en son sein, cherchant à s’emparer de la route reliant Djibouti à Addis-Abeba, dont dépendent 90 % des importations éthiopiennes. A ce moment-là du conflit, milices afars et soldats fédéraux se battaient côte à côte contre les TDF.

++ Ce n’est désormais plus le cas.
Sentiment d’impuissance et d’abandon Nour Burali habitait à Abala, une cité de 20 000 habitants en contrebas des montagnes qui délimitent l’Afar du Tigré. Les TDF « avaient positionné leurs canons et leur artillerie sur le col, ils nous ont pilonnés pendant trois jours », se souvient l’ancien gardien d’un bâtiment du gouvernement local.

Après les tirs de barrage qui auraient détruit, selon lui, les cinq mosquées de la ville, l’assaut a été donné le 24 janvier.« On a été pris par surprise dans notre sommeil, poursuit-il. Nos miliciens ont bien tenté de résister pendant deux ou trois heures, mais on a rapidement dû quitter la ville sans rien, sans vêtements, sans argent, sans chaussures. »

Depuis, il fait partie des 294 000 déplacés afars qui se sont répartis dans les dix-neufs camps de la région. Tous racontent la même panique et le même exode désordonné sur des chemins désertiques. Plusieurs milliers de personnes seraient encore dans la nature, coupées du monde, sans moyens de communication.

++ Depuis leur fuite, les habitants sont étreints par un sentiment d’impuissance mais aussi d’abandon.
Les soldats tigréens, supérieurs en armement et en hommes, ont déferlé sur la région. Les Afars, eux, n’ont que peu de moyens. Les miliciens et les quelques forces spéciales régionales ne disposent souvent que de kalashnikovs pour se défendre face aux unités mécanisées des TDF.

Mohammed Othman, membre des milices citoyennes, arrive tout juste de la ligne de front. Il vient d’évacuer dix blessés vers l’hôpital le plus proche, à Dubti, à 300 km de route des combats. Les couloirs débordent de patients. L’établissement dispose habituellement de 130 lits, il doit maintenant traiter le triple de malades.

++ Sel, potasse et or
Le milicien de 62 ans ne s’attendait pas à une telle offensive. Dans le chaos, il a perdu la trace de huit de ses fils et six de ses filles. « Ils [les TDF] sont venus sur nos terres pour voler nos ressources, ils prennent tout ce qu’ils trouvent sur leur chemin », dit-il.

Dans cette région pastorale, les Afars dépendent avant tout de leur cheptel. D’après les nombreux récits recueillis, leur bétail aurait été systématiquement abattu ou pillé par les forces tigréennes.

Le nord de la région, qui borde l’Erythrée, est également un important bassin de minerais. On y trouve du sel, de la potasse et de l’or. « Le sous-sol, c’est la raison de cette offensive », avance Mohammed Othman. Il ne veut pas croire au mobile avancé par le Front populaire de libération du Tigré (TPLF).

Le parti, matrice politique dont est issue l’insurrection tigréenne, déclarait le 25 janvier que « les mesures que nous prenons visent principalement à neutraliser les mercenaires érythréens ». Sauf que, jusqu’à maintenant, aucune trace de combattants érythréens en Afar n’a été relevée.

Plusieurs diplomates occidentaux basés à Addis-Abeba sont eux aussi sceptiques quant à une telle présence.

Depuis presque un mois, les milices afars plient mais ne rompent pas. « C’est vrai que nous avons reculé à cause de leur supériorité : ils ont des tanks, des lance-roquettes, des mortiers, indique Abdileh Ali Nour, le responsable de la sécurité du district de Berhale, désormais sous contrôle tigréen.

L’homme jongle entre ses téléphones pour coordonner le mouvement de ses troupes depuis la ville d’Afdera, à une centaine de kilomètres des combats. « Jamais nous ne renoncerons à récupérer notre territoire. La situation peut s’inverser très vite. Il suffit qu’ils perdent leur armement lourd », estime-t-il.

Pour cela, les combattants afars réclament l’intervention de l’armée fédérale éthiopienne, en particulier de ses batteries d’artillerie et de ses drones. Jusqu’ici en vain. A Afdera, à quelques centaines de mètres d’Abdileh Ali Nour, se trouve une base de l’armée fédérale et une centaine de soldats. « Regardez-les, ils sortent à peine de leur caserne ! », lance à la volée un milicien dans la rue, amer.

++ Long silence
Au-delà de l’attentisme des troupes fédérales, c’est le long silence du premier ministre Abiy Ahmed qui exaspère. « Début février, des centaines d’Afars étaient tués, des centaines de milliers d’autres déplacés, et pendant ce temps-là Abiy Ahmed déclarait à la tribune de l’Union africaine que l’Ethiopie était en paix, se désespère Valerie Browning, une Australienne à la tête de l’Association de développement des pastoralistes afars.

« Si les rebelles tigréens venaient à s’approcher du corridor qui relie Djibouti à Addis-Abeba, il y a fort à parier que l’armée fédérale interviendrait », glisse un diplomate occidental en poste en Ethiopie. Selon plusieurs sources humanitaires, des drones se trouveraient à l’aéroport de Semera, la capitale provinciale. C’est de là qu’ils décollaient en novembre 2021 pour contrer la précédente tentative des TDF de s’emparer de cet axe stratégique.

Cette route est au centre de l’attention pour une autre raison : c’est par là que doit transiter l’aide humanitaire vers le Tigré. Or la province n’a reçu qu’environ 10 % de l’aide alimentaire nécessaireà cause de blocages successifs. « Nous sommes conscients que les Tigréens se battent pour leur survie, reconnaît Mussa Adem, leader du Parti du peuple Afar (APP), mais ce combat ne doit pas signifier notre
punition. »

++ Dans ce combat de David contre Goliath, les Afars donnent l’impression d’être désespérément seuls.
L’aide humanitaire est insuffisante, le soutien militaire inexistant. « Ne vous trompez pas, on se bat pour nous, les Afars, on ne se bat plus pour l’Ethiopie », lâche Mohammed Ahmed, professeurà l’université de Semera.

« Peut-être que ce sont eux, à Addis-Abeba et ailleurs, qui ne nous considèrent plus comme Ethiopiens, sinon ils nous aideraient », avance Ahmed Idriss, un berger qui a aussi dû fuir sa maison. Sa femme, Aisha, 17 ans, est endormie sur son lit d’hôpital après avoir accouché sur les routes de l’exode. « Maintenant, je ne me considère plus que comme un Afar », conclut-il.