01/01/2023 (Brève 2156) LE MONDE > Chehem Watta : « A Djibouti, continuer de parler et d’écrire français est un ballon d’oxygène »

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Propos recueillis par Pierre Lepidi

« De Dakar à Djibouti, radioscopie de la relation Afrique-France » (11). Pour l’écrivain et poète, l’ancienne puissance coloniale « est quasiment devenue un partenaire comme un autre ». Reste un « attachement profond » à sa langue.

Chehem Watta, 60 ans, est poète et écrivain. La société nomade dont il est issu est l’une de ses principales sources d’inspiration. Dans les années 1980, il a été parmi les premiers étudiants à venir en France se former en psychologie à la demande de son pays, Djibouti. Il a ensuite travaillé dans la haute administration ainsi que pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

++ A l’adolescence, vous êtes venu en France pour étudier. Pourquoi ce choix ?

Tout simplement parce que c’était naturel. J’ai été scolarisé avant la décolonisation à l’école publique française. Lorsque j’ai terminé le cycle secondaire, mes parents voulaient que je travaille. Moi, je préférais poursuivre mes études. A Djibouti, cela n’était pas possible car il n’y avait pas d’université. Le seul choix était d’aller en France.

++ Dans quelles conditions êtes-vous parti ?

Dans les universités françaises, les Djiboutiens cherchaient à s’inscrire là où il y avait des compatriotes, afin qu’ils les aident. Personnellement, je n’avais pas de bourse et ma famille ne pouvait pas subvenir à mes besoins. Mes parents, des pasteurs nomades, assuraient la transhumance de leurs animaux et je ne pouvais pas compter sur eux. Dans une fratrie de 17 enfants, j’étais le dernier, le seul à être scolarisé. Il a donc fallu que je me débrouille. En France, des Djiboutiens m’ont accueilli et beaucoup soutenu.

++ Que représentait la France pour vous ?

C’était le pays du prestige. A cette époque, les gens ne partaient pas aux Etats-Unis ou au Canada. Après cent-vingt ans de colonisation, il restait des liens très forts entre la France et Djibouti ; c’est là que les jeunes voulaient aller. C’était aussi la garantie de trouver ensuite du travail dans la fonction publique, premier pourvoyeur d’emploi encore aujourd’hui à Djibouti.

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++ Une fois en France, quelle a été votre première impression ?

La vie était difficile. Il fallait trouver sa place et c’était chacun pour soi. Seuls nos compatriotes nous aidaient vraiment. J’ai atterri à Chaumont, en Haute-Marne, et comme tout le monde j’ai été surpris par le froid. Un ami nous hébergeait chez lui et nous dormions à huit dans une petite chambre. Assez rapidement, nous avons décroché car on ne pouvait plus payer le lycée agricole. Avec quelques amis, nous sommes partis à Paris, où il y avait davantage de Djiboutiens. Mais pour moi, ce n’était toujours pas suffisant. J’ai dû rentrer à Djibouti, travailler dans l’éducation nationale afin de pouvoir revenir en France un peu plus tard. Le gouvernement djiboutien m’avait octroyé une bourse à condition que je fasse des études de psychologie, car il n’y avait pas de psychologue dans le pays. J’ai accepté et j’ai alors vécu en France dans des conditions difficiles mais acceptables.

++ Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la relation entre la France et votre pays ?

Elle a connu plusieurs périodes. Pendant les dix premières années suivant l’indépendance [en 1977], nous avons gardé une relation très forte, notamment parce que nos voisins, l’Ethiopie et la Somalie, avaient des prétentions territoriales sur notre jeune république. Nos hommes politiques ont donc signé un accord de défense et de coopération avec la France. Celui-ci était le garant de notre sécurité. Les relations étaient très fortes sur le plan universitaire aussi, car il y avait beaucoup de conseillers techniques. Cette relation était en défaveur de Djibouti, mais nous avions besoin de cette France qui rayonnait sur le plan international. On s’habillait à la mode française dans des magasins comme Le Petit Paris ou L’Oriental Store. Les Djiboutiens attendaient jusqu’à 22 heures le journal d’Antenne 2 et tous les débats politiques français se prolongeaient dans les foyers, les bureaux et les cafés.

« La France a réduit sa présence militaire et les gens l’ont ressenti comme un abandon »

Mais dans toutes les relations, il y a des aléas. Au début des années 1990, il y a eu quelques turbulences avec Paris, à cause notamment de la guerre civile [de 1991 à 1994, entre le gouvernement et le Front pour la restauration de l’unité et la démocratie, dirigé par l’opposant Ahmed Dini]. La France a ensuite réduit sa présence militaire et les gens l’ont ressenti comme un abandon. Il faut savoir que beaucoup de Djiboutiens louaient leurs maisons à des militaires français et ils ont perdu à ce moment-là une importante source de revenus. Les restaurateurs ont aussi perdu de nombreux clients avec le départ des soldats.

Les autorités politiques ont alors souhaité diversifier les partenariats et se tourner vers les pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite, mais aussi vers l’Ethiopie, avec laquelle nous avions des liens commerciaux importants. Notre coopération avec la France a donc été réévaluée. Dans cette période charnière, nous nous sommes aussi tournés vers la Turquie. Les Etats-Unis, la Chine et le Japon ont ensuite installé leurs bases militaires à Djibouti. La visite officielle d’Emmanuel Macron [en mars 2019] a fait du bien entre nos deux pays. Accueillir un président français manquait aux Djiboutiens. Je pense que cette visite va redynamiser notre coopération.

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++ La France perd de son influence en Afrique. Pourquoi selon vous ?

C’est surtout le cas dans les pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Au niveau de Djibouti, la France n’est pas détestée, ni détestable. Mais il est vrai qu’il y a d’autres acteurs et que l’influence de la France s’est diluée dans cette ouverture politique, économique et linguistique avec le monde arabo-musulman notamment. La France est quasiment devenue un partenaire comme un autre, même si nous continuons de parler français et que nous avons un attachement profond à cette langue.

Ce qui a marqué les Djiboutiens de ma génération, c’est la francophonie. Elle a imprimé notre imaginaire et nous a permis d’entrer dans la littérature. Le centre culturel Arthur-Rimbaud, au milieu des années 1990, invitait de grands écrivains, pas seulement français mais francophones. Il a reçu Andreï Makine, auteur du Testament français, l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, auteur du Soleil des indépendances et d’Allah n’est pas obligé, la Sénégalaise Aminata Sow Fall… Ils étaient invités par le ministère de l’éducation nationale et le Centre culturel français, et c’était vraiment la fête dans les collèges et lycées. C’était l’âge d’or de la francophonie à Djibouti, une magnifique ouverture sur l’Afrique.

Ensuite, les investissements dans le secteur culturel ont été réduits et la France a perdu de son prestige. Dans un autre domaine, je pense aussi que les restrictions de visas ont terni l’image de la France. Voyager ou étudier à l’étranger permet de créer des relations très fortes avec un pays.

++ Comment inverser cette tendance ?

Djibouti est devenu un îlot francophone entouré de pays anglophones et arabophones. Continuer de parler et d’écrire français est un ballon d’oxygène. Il faut revitaliser les mécanismes de coopération et l’Institut français doit travailler avec les institutions nationales qui s’occupent du secteur culturel. A Djibouti, la présence française n’est pas politisée. Il faut en profiter.