12/06/07 (B399) LIBERATION La Cour internationale de justice au coeur de documents confidentiels. – Affaire Borrel : Chirac a aidé Djibouti aux dépens de la justice

Par
Brigitte VITAL-DURAND

«Nous sommes votre premier partenaire au développement,
votre premier partenaire commercial. Nos relations sont excellentes à
tous points de vue. Il n’existe qu’une seule ombre à ce tableau : l’affaire
Borrel.»

On est le 17 mai 2005, à l’Elysée, où Jacques Chirac
reçoit son homologue de Djibouti, Ismaël Omar Guelleh, dit «IOG».
A cette époque, l’enquête judiciaire ouverte à Paris sur
la mort de Bernard Borrel, ce magistrat français assassiné en
1995 à Djibouti, commence à se rapprocher de la présidence
djiboutienne.

Dangereusement aux yeux d’IOG, qui réclame copie du dossier à
la France. La juge d’instruction Sophie Clément lui oppose un refus
clair et net. C’est dans ces circonstances que Chirac va faire à son
ami africain, très en colère contre la justice française,
une incroyable suggestion : Djibouti n’a qu’à saisir la Cour internationale
de justice (CIJ), qui siège à La Haye, pour obliger la justice
française à lui transmettre le dossier et pour «mettre
à néant» les convocations dans le bureau de la juge Clément
des hauts représentants djiboutiens, dont celle du procureur général
et… la sienne.

Base stratégique.

Nouvellement réélu après avoir été le seul
candidat (Chirac lui assure que «l’absence de candidat est un aveu de
faiblesse de la part de l’opposition»), IOG revient d’un déplacement
à Washington, où il a rencontré Condoleezza Rice ainsi
que les représentants de la Banque mondiale et de l’USAID, Agence américaine
pour le développement international. Le contexte de compétition
entre Français et Américains pour cette base militaire stratégique
qu’est ce petit Etat, ancienne colonie française, fait mieux comprendre
comment Chirac en vient, ce jour-là, à assurer le président
djiboutien de la collaboration pleine et entière de la France pour
«surmonter l’affaire Borrel». «Je vous suggère, dit
Chirac, que nous unissions nos efforts pour une gestion conjointe de cette
affaire. Je comprends votre exaspération : comprenez nos contraintes.»

Une note inédite intitulée «Entretien du président
de la République avec le président Ismaël Omar Guelleh.
17 mai 2005» , nouvellement versée au dossier Borrel, relate
sur cinq pages les propos que tient Chirac à IOG. Il y a d’un côté
la France, qui verse 30 millions d’euros chaque année à Djibouti
en contrepartie du stationnement de sa base militaire (2 700 hommes). De l’autre,
cette empoisonnante enquête que mène la justice française
sur l’assassinat de Bernard Borrel, et dont la presse se fait l’écho.
La note ne dit pas de quelle façon IOG demande à Chirac de faire
taire juges et journalistes. Elle transcrit les réponses du président
français. Toutes désolées : «Comme vous le savez,
la presse et la justice étant indépendantes, nous ne pouvons
pas obtenir de notre justice que l’affaire soit traitée plus vite ou
différemment», ou encore : «Cette affaire nous déplaît
autant qu’à vous, mais vous nous demandez des choses que nous ne pouvons
pas faire.»

Poignée de main.

Déjà, cette seule rencontre apaise la colère du pouvoir
djiboutien, comme en témoigne un télégramme diplomatique,
daté du 25 juin 2005, émanant de l’ambassade de France à
Djibouti : se félicitant que la visite «avait permis de rapprocher
les points de vue», l’ambassade souligne qu’ «au niveau des deux
exécutifs, il [a] été reconnu et convenu entre les deux
Présidents de ne pas se laisser emporter par des déclarations
qui seraient faites dans les médias par les uns et par les autres.»
Suit le commentaire (voir le fac-similé): «Comme le sait le département
l’atmosphère a radicalement changé à Djibouti depuis
l’entretien en tête à tête des deux Présidents du
17 mai.» Le lendemain, un autre «confidentiel diplo», titré
«Affaire Borrel : vers une possible absence de crise?», se félicite
que « la Nation [un magazine local, ndlr] donne en première page
une grande photographie de la poignée de main échangée
hier entre le président de la République et le président
djiboutien sur le perron de l’Elysée.»

Les relations sont meilleures, car Djibouti est assuré que la République
française accepte la compétence du tribunal de La Haye, l’accord
de la France étant une condition pour la poursuite de la procédure
internationale. IOG est pressé. Une autre note, de la direction d’Afrique
et de l’océan Indien au ministère des Affaires étrangères,
datée du 29 juillet 2005, évoque la situation : «En sortant
de son entretien avec le PR [président de la République, ndlr],
IOG avait quasiment compris que cette histoire de CIJ était une simple
formalité et qu’après un échange de courrier, ils auraient
le dossier dans les quinze jours…

Me Szpiner a douché ce bel enthousiasme, leur disant qu’ils n’étaient
pas du tout sûrs de gagner devant la CIJ.» A défaut de
justice internationale, la note envisage une autre issue : «Une visite
ministérielle à la rentrée (Mme Girardin?) entretiendrait
la détente actuelle et maintiendrait IOG dans de bonnes dispositions.»


Avertir.

IOG va préférer la cour de La Haye. Alors, au Quai d’Orsay,
tout le monde s’exécute. La république de Djibouti a introduit
sa requête le 9 janvier 2006.

Une intense activité diplomatique se déploie aussitôt,
avec des notes confidentielles datées du 11, du 12 janvier… La direction
des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères
rédige une longue note, le 18 avril 2006, pour avertir des risques
pour la France à accepter cette procédure internationale. Elle
réclame «une réunion entre les ministères intéressés
sous les auspices des services du Premier ministre». Cette réunion
interministérielle se préparera le 20 avril 2006.

Le résultat ?

La France accepte la compétence de la
Cour le 26 juillet 2006 ( Libération du 14 août 2006).

Elle consent à ce que Djibouti lance une procédure par laquelle
ce pays veut étouffer une enquête judiciaire menée à
Paris sur l’assassinat d’un juge français. Demain, les avocats d’Elisabeth
Borrel organisent une conférence de presse : ils en appelleront au
successeur à Nicolas Sarkozy. Pendant ce temps, on ne sait toujours
pas qui a assassiné Bernard Borrel, ni pourquoi.