09/03/09 (B489) Le Figaro : «Amis et alliés des Américains, mais pas suivistes»

Interview de Bernard Koucher // Propos recueillis par Renaud Girard

INTERVIEW – Deux ans après son arrivée au Quai d’Orsay, le ministre des Affaires étrangères détaille les nouvelles priorités de la politique extérieure de la France.

LE FIGARO. – Quelles initiatives diplomatiques nouvelles attendez-vous de l’Administration Obama ?

Bernard KOUCHNER. – Nous plaçons beaucoup d’espérance dans les positions affichées par le président Obama, qui semble plus enclin au multilatéralisme que son prédécesseur. Nous, en tout cas, nous sommes des multilatéralistes acharnés. Nous avons fermement l’intention de travailler étroitement avec nos alliés américains.

Mais la France n’a pas attendu le président Obama ; depuis près de deux ans, une nouvelle diplomatie de notre pays est à l’œuvre.

Nous n’avons jamais attendu l’assentiment des Américains et nous ne l’attendrons pas pour déployer notre propre diplomatie, mais nous sommes heureux lorsque nous sommes d’accord. La méthode de la France, c’est de parler clair, sans a priori, pour tenter partout de prendre le chemin de la paix. Nous l’avons prouvé au Proche-Orient, en Géorgie, en Amérique latine.

Ce qui ne nous empêche pas, en toute indépendance, de bien accueillir la proposition du président russe Medvedev d’ou­vrir des discussions sur la sécurité européenne. Nous développons une politique étrangère autonome, indépendante, adaptée, mais nous tentons de jouer collectif. Souvent nous avons été précurseurs. Et souvent nous avons été suivis.

Par exemple ?

Contre l’avis des Américains, nous avons repris des relations approfondies avec la Syrie. Ce ne fut pas facile. Mais maintenant le même chemin semble emprunté par les Américains. Autre exemple, lors du sommet de Bucarest, nous avons voté contre le plan d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Otan. Nous avons tenu bon, avec l’Allemagne et les quatre autres pays fondateurs de l’Union européenne. En Amérique latine, nous avons établi des relations positives avec le président du Venezuela Hugo Chavez et nous le faisons actuellement avec Cuba.

Lorsque nous avons, avant les autres, défendu la lutte contre le changement climatique, les États-Unis n’ont pas suivi. Mais, dans son dernier discours au Congrès, le président Obama a clairement mis l’accent sur ce thème. Nous sommes des amis des Américains, nous sommes des alliés, mais nous ne sommes pas des suivistes.

La France a été précurseur sur la Syrie. Pourquoi ne le seriez-vous pas en parlant avec le Hamas, qui, après tout, a gagné les seules élections libres jamais organisées en Palestine ?

Nous avons l’ambition d’être rapides, de ne pas attendre le consensus pour avancer, de voir large. Ce qu’il faut, c’est la paix au Proche-Orient. Elle passe par un État palestinien viable, à côté de l’État d’Israël, dont il assurera, par son existence même, la sécurité à long terme. Nous nous battrons toujours pour l’existence de l’État d’Israël, comme nous nous battrons jusqu’au bout pour la création de l’État palestinien.

Le Hamas est un élément important de la société palestinienne mais aujourd’hui il n’a pas encore pris le chemin de la paix. Ce n’est pas à nous de décider quel type d’entente il doit y avoir avec le Fatah pour la constitution d’un gouvernement représentatif de tous les Palestiniens. Nous soutenons la médiation égyptienne actuelle.

Dès lors que le Hamas formera un gouvernement avec le Fatah et respectera les principes du processus de paix, nous n’au­rons plus de problème pour parler avec lui. Il faut qu’il accepte l’initiative de paix saoudienne entérinée par la Ligue arabe (reconnaissance par tous les pays arabes de l’État d’Israël en échange de son retour aux frontières de 1967).

Fin décembre, la ministre des Affaires étrangères israélienne Tzipi Livni a été reçue à l’Élysée. Le président Sarkozy lui a recommandé la modération sur l’affaire de Gaza. Y a-t-il une fatalité à ce qu’Israël n’écoute jamais les conseils de la France ?

La suite a montré que l’offensive militaire israélienne à Gaza a été contre-productive et n’a rien réglé. Mais, en diplomatie, il faut toujours tout tenter et ne jamais se décourager. Et n’oubliez pas que nous avons aussi reçu le président palestinien Mahmoud Abbas.

En poursuivant son processus de colonisation en Cisjordanie occupée, Israël ne rend-il pas impossible la constitution future d’un État palestinien viable ?

Sans aucun doute. Le président Sarkozy, dans son discours à la Knesset, a été très clair sur ce point. Je regrette que les Américains ne nous aient jamais rejoints dans une condamnation plus ferme des colonies de peuplement israéliennes. Il n’y aura pas de paix possible tant que les colonies essaimeront. Mais la diplomatie française s’obstine.

L’histoire de la dernière décennie à Gaza se résume à des bombes financées par les Américains détruisant des installations publiques palestiniennes financées par les Européens. N’est-il pas temps d’arrêter ce cycle ?

C’est la guerre qu’il faut arrêter. Mais, en attendant, il faut aussi reconstruire. À la conférence de Charm el-Cheikh, la communauté internationale – y compris les États-Unis – a engagé plus de 4 milliards de dollars pour la reconstruction de Gaza. Mais l’urgence aujourd’hui, c’est la levée du blocus de Gaza et des barrages militaires israéliens en Cisjordanie.

Sur le dossier nucléaire iranien, la France n’est-elle pas plus royaliste que le roi en réclamant à cor et à cri de nouvelles sanctions, alors que la nouvelle Administration américaine prône l’ouverture d’un dialogue sans condition avec Téhéran ?

Nous avons toujours été pour le dialogue avec Téhéran et nous le continuons. J’ai rencontré plusieurs fois mon homologue iranien ainsi que d’autres dirigeants de ce pays. Cela n’a pas été couronné de succès. Quant aux sanctions, trois résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU en ont prises. Je vous concède que certaines restrictions nationales, comme le gel des investissements, n’ont pas été suivies par tous nos partenaires européens.

Il n’en demeure pas moins que les Iraniens doivent répondre aux demandes de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique de Vienne), pour apporter la preuve que leur programme nucléaire n’a rien de militaire, ce qu’ils n’ont toujours pas fait. Là aussi, nous nous obstinons, car nous estimons que toutes les voies de la diplomatie n’ont pas été épuisées.

N’est-il pas irréaliste d’exiger de l’Iran qu’il abandonne totalement sa production d’uranium enrichi ?

C’est nécessaire, indispensable. Il est très suspect de voir l’Iran ne pas répondre aux demandes de l’AIEA. On ne peut pas accepter que l’Iran ait une bombe atomique sous prétexte que d’autres pays, comme le Pakistan, la possèdent. Veut-on que tous les pays de la région se dotent à leur tour de l’arme atomique ? Évidemment non ! Ceux qui ne sont pas capables de la fabriquer eux-mêmes l’achèteront. Ce serait extraordinairement dangereux ! Mais je n’oublie pas que les Perses forment une grande nation et qu’on ne peut rien régler dans le golfe Persique et en Asie centrale en les ignorant.

Quel intérêt la France a-t-elle à rejoindre le commandement intégré de l’Otan, structure bureaucratique lourde, inadaptée à mener les guerres asymétriques modernes comme on l’a vu en Afghanistan ?

Je vous laisse cette appréciation. Nous sommes membres fondateurs de l’Alliance atlantique. Le général de Gaulle nous a retirés du commandement intégré en 1966 car il ne voulait pas, dans le contexte de la guerre froide, de troupes étrangères stationnées en France qui ne soient pas sous commandement français.

Aujourd’hui, le contexte a changé. Le Pacte de Varsovie et le danger communiste n’existent plus. Nous avons participé à toutes les opérations de l’Otan, en Bosnie, au Kosovo, en Afghanistan, sans pour autant avoir été associés à l’élaboration des plans. La France ne peut plus continuer à être le seul réalisateur d’un film qui n’ait pas été invité à l’écriture du scénario !

Cela ne remet nullement en cause notre indépendance de décision.

Je vous rappelle que l’appartenance pleine et entière de l’Allemagne à l’Otan ne l’a pas obligée à participer à l’invasion de l’Irak. En revanche, nous allons y gagner des commandements qui seront significatifs et, surtout, la participation à l’élaboration des plans que nous sommes censés, si nous l’acceptons, appliquer. Nous sommes en faveur de l’européanisation de l’Otan ! Les Européens auront de surcroît plus facilement la faculté de mener des opérations extérieures, sans accord ni participation des Américains.

Quant à l’Afghanistan, il n’y aura pas de solution seulement militaire. Il faut donner plus de responsabilités aux Afghans, y compris sur le plan de la sécurité. Il n’est pas question d’en faire une démocratie à l’occidentale. Nous devrons respecter le résultat des prochaines élections quel qu’il soit. Nous resterons le temps qu’il faudra pour que la société civile afghane soit capable de prendre son destin en main. Si des talibans nationalistes parviennent au pouvoir par les urnes et respectent la Constitution, c’est l’affaire des Afghans. Ce que nous refusons, c’est le soutien au djihadisme international.

N’y a-t-il pas une contradiction entre la volonté d’une action humanitaire occidentale au Soudan et l’inculpation de son président par la Cour pénale internationale ?

Non, car nous avons tout essayé. Il y a eu au Darfour un mas­sacre permanent, des centaines de milliers de victimes, des mil­lions de déplacés. Qui d’autre que le président peut en être tenu responsable ? J’ai rencontré de nombreuses fois le général Béchir et le président Sarkozy l’a rencontré deux fois.

On lui a demandé de faire un geste ; il n’en a pas fait un seul et, pis encore, il n’a pas hésité à nommer ministre de l’Action humanitaire dans son pays un de ses proches déjà inculpé par la CPI ! À notre initiative, l’Europe a réussi à sécuriser l’est du Tchad. Grâce aux 3 000 hommes de l’Eufor (provenant de 17 pays européens), le quart des déplacés ont pu rentrer chez eux, et les attaques des milices arabes janjawids contre les réfugiés soudanais darfouris ont cessé.

Quelle dose de realpolitik doit tempérer le « droit d’ingérence » qui vous est si cher ?

Je n’aime pas beaucoup le terme bismarkien de realpolitik, mais, oui, il faut prendre dans le monde les réalités locales, humaines, religieuses, telles qu’elles sont. Ce droit d’ingérence, c’est la responsabilité de protéger les populations en danger. Elle a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies.

Je suis fier d’y avoir contribué et, ministre des Affaires étrangères de la France, de continuer ce combat. Toute vie humaine est précieuse, quelles que soient la latitude, la religion, la couleur de peau. Mais l’essentiel est que cette responsabilité de protéger s’exerce de façon préventive. Le bon exemple, c’est la Macédoine, où les mille hommes de l’Otan puis de l’UE ont empêché la tension entre Slaves et Albanophones de dégénérer.

Aujourd’hui, il ne servirait évidemment à rien d’envoyer plus de troupes en Somalie, immense territoire sans structure étatique, sans y combattre la misère.

Ce pays a depuis peu un islamiste modéré comme nouveau président. Nous devons le soutenir. Dans la région, la lutte contre la piraterie et pour la liberté des mers est essentielle. L’Europe s’est là aussi engagée, avec l’opération Atalante, sous commandement britannique. Quel beau symbole !

Le premier ministre chinois Wen Jiabao a ostensiblement boudé la France lors de son dernier voyage en Europe. Comment comptez-vous rétablir de bonnes relations entre Pékin et Paris ?

Par la patience et la détermination. Nous avons dit en décembre que ce n’était pas à la Chine de dicter son agenda au président de la République française : je ne vois rien d’anormal à ce que le chef de l’État ait rencontré le dalaï-lama, grande personnalité religieuse, Prix Nobel de la paix. Mais, par ailleurs, nos amis chinois savent bien que nous n’avons jamais mis en cause l’intégrité territoriale de la Chine ou favorisé la sécession du Tibet. C’est vrai que nous nous sommes demandés pourquoi les Chinois nous critiquaient plus que les autres.

Est-ce parce qu’ils ont toujours estimé la France plus que les autres ?

Est-ce parce qu’ils attendent aussi beaucoup de nous ? En tout cas, nous, nous attendons beaucoup d’eux. Et nous serons patients.