29/11/10 (B580) Libération : Le crépuscule de la françafric (Info lectrice)
Thomas Hofnung
La plainte dans l’affaire des « biens mal acquis » en France par trois dirigeants africains vient d’être jugée recevable. Récit de trois années de péripéties judiciaires, entre corruption et manuvres politiques.
Quoi de mieux qu’une bouteille de champagne pour fêter ça ?
Jean Merckaert, du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), ne pouvait décemment pas rater ce moment-là. En cet après-midi pluvieux du 9 novembre, dans le cabinet de l’avocat William Bourdon, rue de Rivoli à Paris, un petit groupe de militants anticorruption déguste une décision historique. Quelques heures plus tôt, la Cour de cassation vient de juger recevable la plainte de l’association Transparence internationale France (TI) dans l’affaire dite des « biens mal acquis » (BMA).
Dans quelques jours, un juge d’instruction va être nommé pour enquêter sur le financement du vaste patrimoine immobilier acquis en France par trois dirigeants africains : feu Omar Bongo (l’ancien président du Gabon, décédé en juin 2009), Denis Sassou-NGuesso (à la tête du Congo-Brazzaville) et Teodoro Obiang (président de la Guinée-Equatoriale). Après des années de péripéties judiciaires, Jean et les autres n’osaient plus espérer une telle issue.
Car le parquet aura tout tenté pour tuer dans l’uf cette procédure inédite, initiée par une poignée de militants anticorruption et qui a, d’ores et déjà, provoqué quelques dégâts diplomatiques. La décision de la Cour de cassation marque l’épilogue – provisoire – d’une saga judiciaire entamée en mars 2007, quelques semaines avant l’élection de Nicolas Sarkozy à l’Elysée. Une saga qui a vu un ministre de la République, Jean-Marie Bockel, se faire éjecter du gouvernement ; un vieux président africain, Omar Bongo Ondimba, mourir fâché avec sa seconde patrie, la France ; et des plaignants intimidés, menacés et même, pour l’un d’entre eux, emprisonné… Et en janvier 2009, un journaliste franco-congolais, impliqué dans l’affaire, décéder dans des conditions étranges.
Tout est parti d’un simple rapport, concocté en 2006 par Jean Merckaert et un stagiaire. Au sein du CCFD, ce dernier planche sur les campagnes menées par l’ONG sur la dette des pays pauvres et les paradis fiscaux. Des sujets ardus avec peu de visibilité médiatique. « Nous cherchions une façon de rendre tangibles ces combats, notamment vis-à-vis de la presse », raconte-t-il. Le jeune homme a une idée : pourquoi ne pas raconter comment les potentats africains détournent l’argent public pour mener grand train à l’étranger, notamment en France ?
Juriste de formation, ce militant associatif baigne dans le combat contre la corruption en Afrique depuis sa plus tendre enfance : son oncle n’était autre que François-Xavier Verschave, le pourfendeur le plus célèbre de la Françafrique, décédé en 2005.
Merckaert décide d’embaucher un stagiaire pour rassembler les éléments épars qui traînent ici ou là dans des articles ou des livres publiés sur le sujet au fil des ans. C’est Antoine Dullin, un ex-étudiant de Sciences-Po, aujourd’hui au Conseil économique et social, qui s’y colle. Le duo travaille bien, si bien que le discret CCFD s’inquiète à la lecture de ce rapport qui sent la dynamite. Il faudra batailler en interne pour que le document soit publié, comme prévu.
William Bourdon, lui, flaire tout de suite le bon coup. Ancien secrétaire de la FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme), c’est un fonceur. L’avocat à la crinière blanche n’a pas hésité, il y a quelques années, à s’attaquer à Total, soupçonné d’avoir recouru à du travail forcé en Birmanie pour exploiter des gisements de gaz. Toujours par monts et par vaux, William Bourdon a quand même trouvé le temps de fonder une petite association de juristes, Sherpa, spécialisée dans la lutte contre le crime économique. A la lecture du rapport de Jean Merckaert et Antoine Dullin, sa religion est faite : « On va porter plainte pour recel de détournement d’argent public ! » clame-t-il devant des proches, médusés.
C’est chose faite en mars 2007. Il faut faire vite : l’élection présidentielle approche, un timing idéal pour obliger les candidats à prendre position sur la question de la corruption et des paradis fiscaux. Quelques semaines plus tard, Nicolas Sarkozy l’emporte. Et trouve sur son bureau, en arrivant à l’Elysée, le dossier des BMA. Que faire ? Durant la campagne, en déplacement au Bénin, il a promis, s’il était élu, de rompre avec « des pratiques d’un autre temps », fustigeant les intermédiaires et les réseaux de la Françafrique. Le Président n’a pas le choix : il laisse passer la plainte.
La justice ouvre une enquête préliminaire en juin 2007. Et quelle enquête ! Les policiers tirent les fils de la pelote et n’ont qu’à se baisser pour ramasser. Hôtels particuliers en pagaille, comptes en banque à gogo, voitures de luxe en veux-tu en voilà… Les pandores sont sidérés par ce qu’ils découvrent. La famille régnante du Gabon, les Bongo, possède ainsi 39 propriétés en France, dont un magnifique hôtel particulier rue de la Baume, dans le VIIIe arrondissement de Paris, acquis pour 18 millions d’euros.
Le « doyen » des chefs d’Etat africains, au pouvoir depuis 1967, et ses proches disposent aussi de 70 comptes en banque. Les policiers découvrent également que l’achat de l’une des berlines de luxe destinées à la « première dame », Edith Bongo (et, par ailleurs, fille de Denis Sassou-NGuesso), a été réglé par le Trésor public gabonais. Ils mettent même la main sur une copie du chèque…
Les autres dirigeants visés par la plainte ne sont pas en reste. Denis Sassou-NGuesso, grand ami de Jacques Chirac, réinstallé au pouvoir à Brazzaville en 1997 à l’issue d’une guerre civile sanglante, grâce à l’aide active de Paris, soutient la comparaison avec les Bongo et ses 24 propriétés et ses 112 comptes bancaires.
Quant à la famille Obiang, aux commandes à Malabo, en Guinée-Equatoriale, l’enquête préliminaire met surtout en lumière le goût immodéré du fils pour les voitures de luxe. Teodoro junior, qui partage son temps entre Los Angeles, Miami, Londres et Paris, a acquis trois Bugatti Veyron. Ce modèle, le plus rapide du monde, coûte un million d’euros.
Faut-il rappeler que, dans leurs pays respectifs, la majorité de la population vit sous le seuil de pauvreté ? Les policiers ont bien travaillé. Et pourtant, en novembre 2007, le parquet décide de classer l’affaire, jugeant l’infraction « insuffisamment caractérisée ». Une plaisanterie qui n’est pas du goût de Jean Merckaert et William Bourdon. La riposte s’organise.
Quelques semaines plus tard, le contenu explosif de cette enquête préliminaire « fuite » dans la presse. Le Monde titre : « Avenue Foch, j’achète ! » La télévision embraye, notamment France 2 qui diffuse un reportage sur les propriétés à Paris de la famille Bongo. Furieux, le pouvoir de Libreville accuse les médias français de « néocolonialisme », leur reprochant de ne s’intéresser qu’aux biens des dirigeants africains à Paris. Bongo et Sassou harcèlent l’Elysée pour qu’il mette un terme au plus vite à ce grand déballage.
Nicolas Sarkozy et ses conseillers sont pris de court. Comme Jacques Chirac avant lui, le président français a beau expliquer à ses interlocuteurs africains que la justice et les médias sont indépendants, le « doyen » Bongo et Denis Sassou-NGuesso n’en croient rien. Ils tempêtent et menacent. Le président du Gabon, grand allié de la France, toujours prêt à lui rendre service, ne décolère pas. D’aucuns pensent même que Bernard Kouchner, mis en cause dans un livre (1) par Pierre Péan pour ses lucratives activités de consultant à Libreville et Brazzaville, a été victime de la furie des Gabonais, prêt à lâcher quelques secrets de la Françafrique…
Il faut relâcher la pression, et la soupape de sécurité va s’appeler Jean-Marie Bockel. Cet ancien socialiste, qui occupe, depuis 2007, le poste de ministre de la Coopération, a pris au mot les promesses du candidat Sarkozy sur la « rupture » avec la Françafrique.
Début 2008, lors de ses vux à la presse, il décide de frapper un grand coup en appelant publiquement le chef de l’Etat à « signer l’acte de décès de la Françafrique », ajoutant qu’il faut conditionner l’aide financière de Paris à la bonne gouvernance, notamment dans les pays producteurs de pétrole…
Avant de dégoupiller, Jean-Marie Bockel a consulté le cabinet de Bernard Kouchner et Claude Guéant. Personne n’a rien trouvé à redire. Contrairement à Bongo qui, sitôt le discours prononcé, va mettre la pression sur Paris, demandant la tête de cet impétrant. De guerre lasse, l’ex-puissance coloniale cède : après les municipales de mars 2008, Bockel est muté aux Anciens Combattants…
Le maire de Mulhouse est remplacé par un fidèle de Sarko, Alain Joyandet. Dans la foulée, ce dernier, totalement novice sur le continent, est intronisé auprès du doyen Bongo lors d’un voyage à Libreville en compagnie du secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant.
L’incendie n’est pas éteint pour autant. Car la bande de Jean Merckaert et William Bourdon est déterminée à relancer la procédure coûte que coûte. Pour tenter d’arracher l’ouverture d’une information judiciaire, la phalange anticorruption veut déposer une plainte avec constitution de partie civile. Pour qu’elle ait une chance de passer, il faut trouver des plaignants ayant intérêt à agir.
On cherche tous azimuts.
Et, encore une fois, la solution va venir du militant du CCFD. Jean Merckaert a l’idée de contacter une organisation dont l’objet réside exclusivement dans la lutte contre la corruption internationale : Transparency International. En France, cette ONG est dirigée par une personnalité plutôt atypique : un grand commis de l’Etat, qui a dirigé le Trésor public, Daniel Lebègue. Il n’hésite pas longtemps, et décide de soutenir la plainte concoctée par les amis de William Bourdon. Pour mettre toutes les chances de leur côté, ces derniers se lancent aussi dans la quête de particuliers dont les intérêts pourraient apparaître lésés aux yeux de la justice du fait du détournement de fonds publics. Un couple de militants franco-congolais résidant près d’Orléans, les Toungamani, est approché. Ils donnent leur accord.
Au Gabon, la poignée d’activistes de la société civile qui suit de très près l’affaire des biens mal acquis, apprend que Bourdon et consorts cherchent des plaignants. L’un d’entre eux décide de sauter le pas. Ancien journaliste et fils d’un ex-ambassadeur à Paris, Grégory Mintsa fustige depuis des années les lâchetés de l’opposition politique. « Je suis convaincu que le changement dans mon pays viendra, non pas des partis, mais des citoyens », explique-t-il. Il ne connaît ni Merckaert ni Bourdon, et ne les rencontrera que bien plus tard, à l’étranger. Cela ne l’empêche nullement de rejoindre la plainte, malgré les risques encourus. « Je les connaissais, dit-il. J’avais prévenu ma famille. » Il avait raison.
A l’automne 2008, Grégory Mintsa subit des pressions tous azimuts. L’entourage d’Omar Bongo lui promet un poste enviable s’il renonce à porter plainte. Il refuse. Pour l’impressionner, on le pousse dans le bureau du grand chef, Omar Bongo. Mais l’ancien journaliste ne se démonte pas, il ne lâche rien et explique devant le vieil homme pourquoi il s’est engagé dans cette affaire. Le 2 décembre, Transparency International et Grégory Mintsa portent plainte à Paris avec constitution de partie civile. Quelques jours plus tard, à l’aube, ce dernier est raflé à son domicile par la police, comme plusieurs autres activistes gabonais, et embastillé durant plusieurs jours à Libreville. Tous sont accusés de comploter contre le régime. Ils seront relâchés après de multiples pressions internationales.
Les Toungamani, eux, vont renoncer à s’associer à la plainte de Transparency International. Durant des semaines, ils ont été harcelés au téléphone par de mystérieux correspondants qui leur proposent de l’argent ou menacent leurs parents restés au pays. En janvier 2009, la maison de Benjamin Toungamani est la cible d’un incendie. Pas de victime, mais une grosse frayeur. L’enquête conclut à un accident.
Mais, coïncidence troublante, le même jour, à plusieurs milliers de kilomètres de là, à Brazzaville, un autre feu se déclare avec des conséquences dramatiques. Le journaliste franco-congolais Bruno Jacquet Ossébi, qui animait un blog dédié à l’affaire des biens mal acquis, venait de manifester sa volonté de se porter partie civile. Le soir du 21 janvier, il est en train de suivre à la télévision la retransmission de la cérémonie d’intronisation de Barack Obama quand un feu se déclare dans l’appartement de sa compagne.
Celle-ci, ainsi que ses deux filles, périssent dans les flammes. Ossébi s’en tire avec des brûlures au second degré. Hospitalisé, il décède soudainement à la veille de son transfert sanitaire en France. On ne connaîtra jamais les causes du sinistre : quelques heures après l’incendie, la carcasse calcinée du bâtiment a été détruite à coups de masse, officiellement à la demande du propriétaire des lieux pour éviter l’effondrement des décombres. Ossébi, lui, a été enterré sans qu’une autopsie ne soit pratiquée.
En mars 2009, de passage à Brazzaville, Nicolas Sarkozy se gardera bien d’évoquer ce décès pour le moins suspect.
Nouveau coup de tonnerre, en mai 2009, dans le ciel de la Françafrique : la doyenne des juges du pôle financier de Paris, Françoise Desset, estime que la plainte de Transparency International, déposée en décembre, est recevable. En revanche, elle écarte Grégory Mintsa de la procédure. La guérilla franco-française reprend de plus belle : le parquet fait, à nouveau, appel. En octobre 2009, la cour d’appel lui donne raison, classant une nouvelle fois l’affaire. Les plaignants jouent alors leur dernière carte : ils saisissent la Cour de cassation. Sans trop y croire.
Omar Bongo Ondimba, lui, ne verra jamais la fin du feuilleton. Il est décédé le 8 juin 2009, dans une clinique de Barcelone, des suites d’un cancer. Loin de sa seconde patrie, la France, qu’il ne comprenait plus et qu’il jugeait ingrate.
Lors de ses funérailles, organisées en grande pompe à Libreville, Nicolas Sarkozy fait le déplacement avec Jacques Chirac. En arrivant dans l’enceinte de la présidence gabonaise, des sifflets fusent lorsque le président Sarkozy s’extrait de la voiture flanquée du drapeau tricolore. Dans le palais marbré situé en bord de mer, les deux hommes, main dans la main, déposent une gerbe devant le cercueil du défunt président du Gabon, un homme installé aux commandes à Libreville, en 1967, avec la bénédiction de Jacques Foccart et du général de Gaulle.
Quelques semaines plus tard, Ali Bongo, le fils du défunt doyen des chefs d’Etat africains, est élu à la tête du pays. A la grande fureur des partisans de l’opposition gabonaise qui incendient le consulat de l’ancienne puissance coloniale, à Port-Gentil, le bastion de Elf-Total. Au Gabon, la France est empêtrée : conspuée parce qu’elle est incapable de mettre au pas des ONG qui ciblent le président Bongo, attaquée parce qu’elle approuve sans broncher l’élection contestée de son fils…
Ces derniers jours, l’ancienne puissance coloniale est à nouveau vilipendée au Gabon. La faute, encore et toujours, à ces maudits BMA. A la suite de la décision de la Cour de cassation, le parti au pouvoir, le PDG (Parti démocratique gabonais) a fait lire une déclaration en direct au journal de 20 heures : « En quoi le peuple français serait-il légitime pour juger des faits qui ne le concernent en rien ? » D’autres envisagent d’organiser des sit-in devant l’ambassade de France et font circuler des pétitions contre l’ancienne puissance coloniale.
Après des années de combat à armes inégales avec l’Etat français et les régimes africains incriminés, Jean Merckaert et ses amis ont le sentiment enivrant d’avoir gagné une bataille. « Le 9 novembre, on a assisté à une petite révolution, dit le militant. En validant la plainte de Transparency International, la Cour de cassation a reconnu que le parquet n’avait pas le monopole de la défense du bien public et que des associations étaient également légitimes dans ce domaine.
Cela crée un précédent pour d’autres associations dans d’autres affaires de corruption présumée. » Selon Merckaert, une nouvelle affaire Elf se profile à l’horizon : « Si les juges font bien leur boulot, ils vont tirer les fils et enquêter sur le rôle des intermédiaires, sur celui des banques par lesquelles les fonds ont transité. Va-t-on découvrir sur certains comptes des commissions et rétrocommissions versées à l’occasion de l’obtention de marchés publics ? » L’affaire des BMA prendrait alors une nouvelle coloration, plus franco-française que françafricaine.
Mais on n’en est pas encore là.
L’enquête promet d’être longue et les dirigeants africains, bénéficiant de l’immunité attachée à leur fonction, ne sont pas près d’être jugés… En revanche, leurs proches pourraient bien avoir quelques surprises. Gageons qu’ils fréquenteront peut-être un peu moins Paris, ses palaces et ses boutiques de luxe.
A l’orée de ce nouveau chapitre qui s’ouvre dans la saga des BMA, Jean Merckaert, l’homme qui est à l’origine de toute cette affaire, ne se départit pas de sa modestie : « Quand j’ai appris la nouvelle de la décision de la Cour de cassation, j’ai surtout pensé à ceux qui, sur le continent africain, ont pris des risques considérables.
» Le 9 novembre, Grégory Mintsa était à Bangkok, où se tenait un forum sur la lutte contre la corruption, organisé par Transparency International, quand il a appris la nouvelle. « Je n’y croyais pas, dit-il à Libération. D’ailleurs, je n’y ai jamais cru depuis le début ! Finalement, nous avons réussi à montrer que les présidents étaient des justiciables comme les autres, et qu’ils doivent rendre des comptes comme les autres. »