16/05/2000 – L’enquête sur l’affaire Borrel est minée par la suspicion ( Extrait Le Monde, http://www.tout.lemonde.fr/ )

Près de cinq ans après la mort du juge français à Djibouti en 1995, sa veuve accuse les magistrats instructeurs de négliger la thèse de l’assassinat pour privilégier celle du suicide.

L’enquête sur la mort étrange du juge Bernard Borrel, à Djibouti en 1995, tourne au conflit entre les deux juges d’instruction chargés du dossier et la veuve du magistrat. Celle-ci reproche aux juges Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini de négliger la thèse de l’assassinat pour privilégier celle du suicide. Selon elle, l’éventuel assassinat de Bernard Borrel pourrait être lié à son rôle lors de l’instruction d’un attentat commis à Djibouti en 1990.
Les juges, eux, ont complété une enquête initiale très mal menée en se rendant à Djibouti avec la directrice de l’institut médico-légal de Paris. Son rapport, controversé lui aussi par Mme Borrel, ne laisse guère de place à l’hypothèse criminelle. La polémique s’est également nourrie de deux témoignages contestés sur le rôle éventuel de la présidence djiboutienne dans cette affaire minée par la suspicion.

Mis à jour le lundi 15 mai 2000

ASSASSINAT ou suicide ? Voilà bientôt cinq ans que « l’affaire Borrel » – du nom d’un juge français mort dans des conditions étranges, le 18 octobre 1995, à Djibouti – se heurte à cette question. La première hypothèse, celle de l’assassinat, est défendue avec obstination par sa veuve, elle-même magistrate à Toulouse. La seconde, celle du suicide, emporte, pour l’instant, la conviction des enquêteurs. Le fossé est tel, entre ces deux certitudes, qu’un climat de suspicion s’est développé, au point de gangréner un dossier complexe.

Toute à son combat, Mme Borrel reproche en effet aux juges Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire, ainsi qu’aux autres intervenants (policiers, experts…) de vouloir « étouffer » ce qu’elle qualifie, sans preuve, d’ « affaire d’Etat » impliquant les autorités djiboutiennes. Les deux magistrats, sans jamais polémiquer, lui opposent ce qui constitue, à leurs yeux, la réalité des faits : son mari, dont le corps calciné avait été retrouvé au bas d’un ravin, se serait donné la mort par le feu. Toujours selon les enquêteurs, ce magistrat détaché à Djibouti en tant que conseiller technique du ministre local de la justice, était profondément déprimé ; ce que conteste Mme Borrel. Au mois de mars, les juges se sont rendus pour la deuxième fois sur place. Des policiers et un représentant du parquet les accompagnaient, de même que la directrice de l’Institut médico-légal de Paris, Dominique Lecomte, conviée à titre d’expert. Le rapport de cette dernière développe un scénario qui ne laisse guère de place à l’hypothèse criminelle.

A l’approche du ravin, dans l’obscurité du début de soirée, Bernard Borrel se serait agenouillé, en tenant au-dessus de sa tête un bidon d’essence acheté dans une station-service. Après avoir déversé une partie du contenu sur sa tête et sur son buste, il serait descendu jusqu’à une sorte de palier.
Là, il aurait allumé son briquet et se serait transformé en torche humaine, dévalant le ravin « dans une fuite instinctive douloureuse, aveuglé du fait des brûlures du visage et des yeux ». Plus bas, il se serait blotti entre deux pierres, « en position recroquevillée de souffrance pré-mortem ». L’agonie aurait duré plusieurs heures.

« AVANCER UN SCÉNARIO »

Mme Borrel s’insurge contre ce récit : « Un expert médico-légal n’est pas là pour avancer un scénario mais pour déterminer les causes de la mort ! Or, comme Mme Lecomte ne peut pas le faire, elle déforme tous les éléments pour étayer sa thèse, qui est celle des juges. De plus, elle se trompe dans les dates. » Mme Borrel lui reproche en outre de négliger le travail d’un autre spécialiste, sollicité à titre privé, fin 1997. Celui-ci, le professeur Lazarini, avait en effet écarté le suicide par immolation. L’absence de suie dans les bronches l’avait conduit à « rejeter la notion de carbonisation s’étant produite du vivant du sujet ». A en croire M. Lazarini, M. Borrel était déjà mort au moment où son corps a brûlé.

Mme Lecomte repousse ces conclusions. Forte du témoignage d’un médecin de Djibouti et surtout de photos recueillies sur place, elle s’en tient à la thèse d’un « oedème pulmonaire » dû à l’inhalation de vapeurs d’essence. Une rencontre entre cet expert et Mme Borrel a donné lieu à divers accrochages, le 2 mai, en présence du juge Moracchini.
L’expertise est également contestée par le Syndicat de la magistrature (SM, gauche), partie civile au même titre que les autres organisations professionnelles (APM, USM). « J’ai l’impression que l’on enquête que dans un sens, regrette Anne Crenier, présidente du SM. Les juges ont demandé à Mme Lecomte de valider le suicide sans envisager une autre hypothèse. »

Les points de friction sont si nombreux entre Mme Borrel et les juges que le dossier semble à jamais miné par le doute. Cette dérive s’explique en partie par les errements de l’enquête initiale, menée en 1995, à Djibouti : autopsie non effectuée ; disparition du dossier médical et des radios… Les juges, dont les avocats cherchent à obtenir le dessaisissement, ne sont pas responsables de ces négligences puisqu’ils n’étaient pas encore saisis. Ils en paient malgré tout les conséquences.

Le dossier est d’autant plus complexe que d’étonnants témoins sortent de l’ombre. Le premier a été Mohamed Saleh Alhoumekani, un ancien membre du service de sécurité du palais présidentiel de Djibouti ( Le Monde du 14 janvier). Cet homme met en cause l’actuel président, Ismaïl Omar Guelleh, qui, au moment des faits, dirigeait le cabinet du chef de l’Etat de l’époque. M. Alhoummekani affirme avoir assisté, le 19 octobre 1995, dans les jardins du palais, à une discussion entre cinq personnes, dont M. Guelleh, évoquant le meurtre du « juge fouineur ».

A Djibouti, où les magistrats parisiens ont entendu une trentaine de personnes, rien n’a permis d’établir que M. Alhoumekani disait la vérité. Les enquêteurs ont au contraire recueilli de nombreux éléments prouvant, selon eux, qu’une telle discussion n’avait pu avoir lieu. De plus, des proches du témoin ont douté de sa sincérité.

Pourquoi aurait-il menti ? Policiers et magistrats soupçonnent une manoeuvre de l’opposition locale. L’hypothèse d’un « montage », destiné à nuire à la présidence, a été évoquée sur procès-verbal, le 6 mars, par un ancien responsable de la garde présidentielle, qui a dit tenir cette information du témoin lui-même, sans que cela puisse être prouvé. « Les investigations des juges ont confirmé qu’Alhoumekani racontait n’importe quoi », assure Me Francis Szpiner, l’avocat du président Guelleh. Selon Me Szpiner, « les enquêteurs français ont eu toutes les facilités pour travailler sur place », ce qui nous a été confirmé de bonne source.

Plus récemment, un second Djiboutien a néanmoins assuré avoir assisté à une autre conversation troublante. Cet homme affirme avoir surpris une discussion, en 1996, à l’ambassade de Djibouti au Yémen, au cours de laquelle le « meurtre » du juge aurait été évoqué. Ce témoin, que les magistrats n’ont pas encore entendu, s’est exprimé sur TF1, vendredi 12 mai. Me Szpiner voit là une nouvelle « manipulation grossière ».

Mme Borrel reste malgré tout persuadée que son mari a été « assassiné » parce qu’il « dérangeait ». A l’entendre, sa mort pourrait être liée à l’attentat commis en 1990 contre le Café de Paris à Djibouti (un mort, quatorze blessés,). Mme Borrel assure que son mari avait aidé le juge chargé de l’enquête, M. Le Loire. Celui-ci rétorque que M. Borrel n’avait qu’une fonction administrative, et non judiciaire, à Djibouti, ce qui semble effectivement avoir été le cas. Dans l’attente d’un éventuel dessaisissement des magistrats instructeurs ou d’une clôture de l’instruction, l’heure est plus que jamais au conflit entre les deux parties.

Philippe Broussard dans Le Monde