27/01/05 (B282) Le Canard Enchainé : juges et diplomates sombrent dans un polar franco-djiboutien. (Signé Louis-Marie Horeau)

_____________________
Transcription effectuée par un ami de l’ARDHD

Depuis
l’assassinat du Juge Bernard Borrel, il y a neuf ans, tout a été
fait pour cacher la vérité. Y compris par des magistrats français
aujourd’hui ridiculisés.

Les
militaires français n’excluent plus l’hypothèse d’un retrait pur
et simple de Djibouti, leur plus importante base en Afrique.

Les
relations avec Ismaël Omar Guelleh, actuel président, se sont encore
dégradées ces derniers jours. Six coopérants français
ont été expulsés, et, le 21 janvier, l’émetteur local
de Radio France Internationale a été coupé. Principal motif
de la fureur des autorités djiboutiennes , la décision de la Cour
d’Appel de Versailles d’ordonner l’audition du chef des services secrets, Hassan
Saïd, compromis dans l’assassinat du juge Borrel, magistrat français
retrouvé mort le 19 octobre 1995 à 80 km de Djibouti.

Au
grand désespoir de l’Etat Major français qui voit déjà
les Américains s’installer à notre place, la crise n’est pas près
de se tasser. Car la Ministre de la Défense, Michèle Alliot Marie,
vient d’accepter de déclassifier quelques documents  » confidentiel
défense  » qui dormaient sagement dans les archives de la DPSD (ex-Sécurité
militaire). Certains de ces papiers vont faire encore monter la pression. Notamment
une note, rédigée en mars 2000 par un officier, qui dresse un tableau
peu ragoûtant des mœurs politico-judiciaires locales (notre document).

Il
aura fallu près de dix ans pour que la justice et l’armée acceptent
de laisser poindre la vérité sur la mort du juge Borrel. On comprend
aujourd’hui ; il s’agissait de haute diplomatie et d’intérêts stratégiques.
L’enquête sur la disparition du magistrat a été sacrifiée
à la raison d’Etat.
Car l’obstination de la veuve de Bernard Borrel
et l’accumulation des maladresses, voire de grossières manipulations, ont
abouti à ce brillant résultat ; la crise diplomatique est là.
Et, en prime, une véritable affaire d’Etat, mettant en cause le fonctionnement
de la justice et l’attitude de plusieurs magistrats qui risquent … des poursuites
judiciaires.

Epidémie
de myopie.
Dés les premières heures qui ont suivi la découverte
du corps à demi calciné du juge Borrel, alors détaché
à Djibouti pour préparer une réforme du code de procédure
pénale, les opérations d’étouffement ont commencé.
Les gendarmes arrivés les premiers sur les lieux, rédigent, alors
qu’ils ne sont pas saisis de l’affaire, deux procès-verbaux au ton catégorique
:  » Le suicide est l’hypothèse la plus vraisemblable, d’autant qu’aucun
élément ne permet de penser le contraire…  » Puissamment
raisonné !

Bien
que seule la justice djiboutienne soit saisie, ce sont des militaires français
qui emportent le corps, et plus précisément le médecin-chef
du centre hospitalier des Armées. Une autopsie devait être pratiquée.
C’est du moins ce qu’on avait annoncé à la famille. En fait,
les médecins militaires ne font que quelques radios. Lesquelles seront
perdues : la justice ne les verra jamais. Et déjà se pose la question
de la dissimulation délibérée de preuves. Car il est acquis
aujourd’hui, après expertises, que le juge Borrel avait une fracture du
crâne et l’avant-bras cassé. Ce qui suggère, dit aujourd’hui
un collège d’experts, un coup porté par un instrument contondant,
et un geste de défense avec le bras. Même le plus nul des radiologues
n’aurait pu passer à côté de ces fractures. Pourquoi les médecins
militaires se sont-ils tus, avant de perdre les clichés ?.

Pendant
cinq ans, avec une obstination et une constance qui forcent l’admiration, la justice
ne s’accrochera qu’à la thèse du suicide. Deux juges d’instruction,
Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire, vont témoigner d’un dévouement
de tous les instants pour réunir les preuves en ce sens. Ils iront jusqu’à
effectuer deux reconstitutions sur place. La seconde, organisée le 11 mars
2000, a été filmée.

Un
suicidé acrobate.
On peut voir, sur la cassette vidéo, les
dignes magistrats batifoler dans les pierrailles où a été
retrouvé le corps de leur collègue. Ils tentent d’expliquer, notamment,
que le suicidé, après s’être aspergé d’essence, a pu,
le corps en feu, dévaler les 15 mètres sans blesser ses pieds nus.
Après avoir descendu la pente abrupte, avec lenteur et maintes précautions,
l’un d’eux montre triomphalement ses orteils intacts à la caméra.

La preuve
est faite.
L’enquête prend un nouveau tour lorsqu’un ancien garde
du président djiboutien affirme qu’il a surpris, au lendemain de la mort
du juge, une conversation d’où il ressort que le chef des services secrets
de l’époque ( devenu chef de l’Etat) aurait commandité le meurtre
du petit  » juge fouineur « . Lequel s’intéressait à un
attentat commis à Djibouti contre un café français, et était
en relation à ce sujet avec son collègue … Le Loire.

Dans
un premier temps, la juge Moracchini estime l’audition de ce témoin inutile.

Elle
consent tout de même à l’entendre et se rend pour cela en Belgique.
Mais, selon un avocat présent, elle tente de le convaincre qu’il prend
de grands risques en tenant ces propos. Peu après, le chef de la grade
présidentielle de Djibouti témoigne  » spontanément  »
que ce témoin n’est qu’un fieffé menteur. En réalité,
cette tentative pour le discréditer lui a été soufflée
par Hassan Saïd, l’actuel chef des services secrets de Djibouti.

La
manœuvre est suivie d’une démarche du procureur de la République
djiboutienne, qui conseille vivement au témoin de revenir sur ses déclarations.
Pure coïncidence, ledit procureur de Djibouti et Mme Moracchini se tutoient,
et s’embrassent comme du bon pain.

Offensive
judiciaire.
En dépit de nombreux efforts conjugués la vérité
va peut être enfin surgir. Dessaisis en juin 2000, les magistrats Le Loire
et Moracchini sont remùplacés par le juge Parlos, puis par Sophie
Clément. C’est cette dernière qui vient d’obtenir la communication
de documents classifiés. Et elle envisage de lancer des mandats d’arrêt
internationaux contre le chef des services secrets de Djibouti. Avant de mettre
en cause le chef de l’Etat ?.

Pour
parachever le désastre diplomatique, une autre procédure judiciaire
a été ouverte à Versailles pour  » subornation de témoin
« . Une juge est chargée d’éclaircir le ballet des aimables
 » conseillers  » autour du fameux témoin entendu en Belgique.
Elle a interrogé comme  » témoins assistés  » ses
collègues Le Loire et Moracchini. Elle tremblait un peu à l’idée
de convoquer le procureur de Djibouti et le chef des services secrets. D’autant
que le parquet de Versailles, toujours à la pointe du combat pour la vérité,
s’opposait à ces auditions. Mais la Cour d’Appel vient, en deux arrêts
successifs, d’ordonner à la juge de les interroger. Bien entendu, ils ne
se rendront pas aux convocations.

En
d’autres temps, on aurait envoyé l’armée. Mais elle y est déjà.
Et c’est elle qui sera peut-être obligée de se retirer en bon ordre
….

Louis-Marie
Horeau.