10/02/05 (B284) LIBERATION / Justice à l’africaine (Rebond sous la plume de J Amalric) / Info signalée par un lecteur.

Par Jacques AMALRIC

jeudi 10 février
2005

Comme la vérité
et le mensonge, la justice (à condition qu’elle se veuille indépendante)
et la diplomatie n’ont jamais fait bon ménage. Particulièrement
dans notre Hexagone, dont les plus hauts responsables tentent de conjurer
cette évidence en évoquant aussi régulièrement
que rituellement «la France, patrie des droits de l’homme». Plusieurs
affaires franco-africaines confirment dramatiquement cette schizophrénie
d’une République toujours prompte à imposer sa raison d’Etat
à une justice dont la vocation serait plutôt de rechercher la
vérité.

Le plus connu de ces dossiers
concerne la mort, il y a plus de neuf ans, de Bernard Borrel, magistrat français
détaché à Djibouti. Longtemps présentée
comme un suicide par l’armée française et par deux juges d’instruction
parisiens aujourd’hui dessaisis et passibles de poursuites, cette mort apparaît
aujourd’hui comme le résultat d’un assassinat. Un assassinat qui aurait
été ordonné et perpétré par les autorités
de Djibouti, celles-là mêmes que le juge Borrel était
chargé de conseiller.

Les progrès de
l’enquête menée par la nouvelle juge en charge du dossier Borrel
ont été suivis avec angoisse aussi bien par le ministère
de la Défense que par celui des Affaires étrangères.

A défaut de les
excuser on peut les comprendre, puisque une dizaine de milliers de Français
résident à Djibouti, formellement indépendante depuis
1977, et que le pays abrite, avec un peu moins de trois mille hommes, les
plus importantes bases militaires françaises d’Afrique. Une présence
qui est aujourd’hui mise en cause à demi-mots par l’entourage du président
Ismaël Omar Guelleh, furieux de voir remonter le dossier Borrel à
la surface et le chef de ses services secrets, convoqué en France par
la cour d’appel de Versailles. Déjà, en représailles,
six coopérants français ont été expulsés
de Djibouti et les émissions de RFI, interrompues.

Pour calmer le président
djiboutien, qui pourrait être tenté de jouer la carte américaine
puisque les Etats-Unis ont ouvert une base antiterroriste dans le pays après
les attentats du 11 septembre 2001, la France a accepté de doubler
le loyer qu’elle verse pour ses installations militaires. Et, contre toute
évidence, le porte-parole du Quai d’Orsay est allé jusqu’à
déclarer que «rien ne permet de conclure à la mise en
cause des autorités djiboutiennes» dans le meurtre de Bernard
Borrel. Pour faire bonne mesure, il a aussi annoncé qu’une copie de
l’enquête de la juge d’instruction en charge du dossier allait être
transmise à ces mêmes autorités, empiétant ainsi
sur les prérogatives de la juge, qui était opposée à
cette demande. Ce qui lui a valu une plainte de la veuve du juge Borrel pour
pression sur magistrat instructeur.

Rien ne dit, à
ce stade, que Paris parviendra à enterrer une seconde fois le dossier
Borrel pour préserver sa présence dans un mini-Etat africain
qui survit en grande partie grâce aux subsides français. Mais
on peut parier que les efforts d’étouffement n’en resteront pas là.
N’ont-ils pas été couronnés de succès dans un
autre dossier fort gênant pour un «ami de la France», le
président du Congo-Brazzaville, Denis Sassou Nguesso, auquel Jacques
Chirac rendait visite la semaine dernière ? Les faits, dans ce cas-là,
remontent à mai 1999, lorsque trois cent cinquante supposés
opposants au président Sassou Nguesso ont été massacrés
par ses sbires à la fin de la guerre civile déclenchée
par ce dernier pour revenir au pouvoir. Un général congolais
et le chef de la police de Brazzaville, curieusement domiciliés à
Meaux, faisaient l’objet de poursuites devant le tribunal de cette ville pour
crimes contre l’humanité. De quoi, là encore, envenimer les
relations entre Paris et Brazzaville. Cette fois-ci, bonne fille, la justice
a su ne pas déplaire : en novembre dernier, les poursuites engagées
par le tribunal de Meaux ont été annulées en appel à
la demande du procureur.

Troisième dossier
où la justice française se heurte à la diplomatie : celui
de la disparition, en avril 2004 à Abidjan, du journaliste franco-canadien
Guy-André Kieffer. Le juge chargé de l’instruction voulait se
rendre il y a quelques jours une quatrième fois en Côte-d’Ivoire
pour procéder à plusieurs interrogatoires. Les autorités
d’Abidjan avaient donné leur accord mais il n’a toujours pas obtenu
le feu vert des autorités françaises, manifestement peu soucieuses
de voir progresser une enquête qui pourrait compromettre certains proches
du président Laurent Gbagbo. Malgré la crise qui a entraîné
le départ de la plupart des Français résidant en Côte-d’Ivoire,
Paris ne désespère pas, en effet, d’arriver à composer
avec le président ivoirien pour sauvegarder une certaine présence
dans cette ancienne «vitrine» des relations franco-africaines.
Cette volonté a même entraîné une tension certaine
entre Jacques Chirac et l’Afrique du Sud, dont le président, Thabo
Mbeki, assure depuis trois mois une médiation entre Abidjan et les
forces rebelles. Soupçonnant le président sud-africain de vouloir
en finir avec la présence militaire française, Chirac a déclaré
lors de son voyage de la semaine dernière au Sénégal
: «L’Afrique de l’Ouest, c’est l’Afrique de l’Ouest. Elle a sa propre
caractéristique, il faut bien la connaître. Je souhaite beaucoup
que le président Mbeki s’immerge dans cette Afrique, car en période
de crise il faut bien connaître l’âme et la psychologie des gens»…

L’histoire ne dit pas
s’il aurait aimé donner les mêmes conseils à certains
magistrats français.