06/04/05 (B292B) L’Humanité : DJIBOUTI – Une présidentielle piégée Le sortant Guelleh est seul candidat à sa propre succession. L’opposition s’est retrouvée pour appeler les citoyens à boycotter le scrutin. Entretien avec Mohamed Kadamy, réalisé par Jean Chatain. (Info lecteur)

Vendredi 8 avril, les
électeurs djiboutiens sont appelés aux urnes pour une présidentielle.
Qui a ceci de particulier : Ismaïl Omar Guelleh, chef de l’État
sortant, est seul en lice. Rencontre avec Mohamed Kadamy, responsable du Front
pour la restauration de l’unité et de la démocratie (FRUD),
principale force d’opposition aux dictatures successives de Hassan Gouled,
puis de son neveu Guelleh.

Pourquoi le boycott de
l’opposition ? Ne risque-t-il pas de se retourner contre les mouvements
ayant lancé ce mot d’ordre ?

Mohamed Kadamy. Si l’opposition
dans son ensemble a décidé de boycotter le scrutin, c’est
parce qu’elle constate l’impasse dans laquelle se trouve le processus
démocratique à Djibouti. La proclamation du multipartisme en
septembre 2002 ne s’est pas traduite par un authentique processus de
démocratisation. Il y a deux grandes tendances dans l’opposition.
D’une part, les partis ayant été légalisés,
et qui constituent l’Union pour l’alternative démocratique
(UAD), ont participé aux législatives de janvier 2003, mais,
au vu des résultats d’un scrutin qui, par des fraudes massives,
a conforté l’omnipotence du président de la République
(lequel s’est octroyé la totalité des sièges), ils
n’ont pu tirer que cette leçon : Guelleh n’est pas prêt
à accepter le verdict des urnes… D’autre part, le FRUD, qui
avait déjà boycotté les législatives et qui, tout
naturellement, avec le soutien d’un certain nombre d’associations
de la diaspora, a préconisé un comportement identique pour la
présidentielle… Il est vrai, cependant, que ces deux tendances ne
sont pas parvenues à penser ensemble la période de transition
vers la démocratie, et c’est peut-être là le talon
d’Achille de l’opposition. Aujourd’hui, le mécontentement
populaire a atteint un niveau tel qu’il devient urgent pour elle de trouver
les voies et moyens pour réfléchir à cette phase décisive.
L’après-8 avril ? C’est une incertitude pour l’opposition,
mais aussi pour le président. La notion de boycott actif n’a pas
de précédent à Djibouti, et c’est de l’activité
des militants de l’opposition que dépendra la mobilisation. Côté
pouvoir, il y a la crainte de ce qui pourrait se passer à l’ouverture
du second mandat de Guelleh.

Le FRUD parle d’une
situation de « ni guerre ni paix ». C’est-à-dire ?

Mohamed Kadamy. Deux accords
de paix ont été signés par le gouvernement avec deux
tendances du FRUD. Aucun n’a été appliqué. Non seulement
les causes à l’origine de la guerre n’ont pas été
solutionnées, mais, aujourd’hui, nous assistons à la multiplication
des casernes au Nord et au Sud-Est, régions où les militaires
se conduisent en pays conquis. J’ajoute que la situation de « ni
guerre ni paix » vient d’être confirmée par l’assassinat
de deux membres du FRUD, à une trentaine de kilomètres d’Obock,
le 31 mars. Assassinat perpétré par un détachement militaire,
violant le cessez-le-feu tacite observé depuis février 2000.

Djibouti accueille la
principale base militaire française à l’étranger.
Viennent de s’y ajouter une base US et la présence de navires
de guerre de la « coalition antiterroriste » orchestrée
par Bush, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne… Votre pays est-il
condamné à ce rôle de « porte-avions » de
l’Occident ?

Mohamed Kadamy. Certains
pays sont victimes de la richesse de leur sous-sol, l’Irak ou l’ex-Zaïre,
par exemple. D’autres sont victimes de leur site. Djibouti est connu
pour sa localisation éminemment stratégique.

Durant des années,
il était qualifié de « porte-avions français »
; après le 11 septembre, l’intervention en Afghanistan, puis celle
en Irak, les États-Unis, mais aussi l’Allemagne y ont installé
une présence militaire importante. Il faut aussi souligner que la présence
française a déjà, plus d’une fois, sauvé
ce régime d’une déroute militaire face au FRUD. Et que
la présence américaine vient encore conforter l’intransigeance
du dictateur Guelleh. Le FRUD refuse que Djibouti soit considéré
comme une sorte de « terra nullus ». Il y a ici 600 000 personnes,
de chair et d’os, qui souffrent d’une dictature impitoyable depuis
vingt-huit ans, de l’oncle Gouled au neveu Guelleh. Quelles que soient
les mannes financières perçues, elles servent au président
et à son entourage pour maintenir la population sous la pression de
la pauvreté ! Djibouti pourrait, devrait être un sujet de convergence
aisé entre Chirac et Bush, si ceux-ci daignaient balayer devant leurs
casernes ! À moins de considérer qu’il existe une espèce
protégée de dictateurs, ce qui enlèverait toute crédibilité
à certaines proclamations récentes sur la nécessaire
démocratisatisation du Liban ou d’ailleurs…

Le 19 octobre 1995, le
corps calciné du juge français Bernard Borrel était découvert
non loin de la ville de Djibouti. Cette « affaire » disparaît
et ressurgit périodiquement. Le nom du président a été
évoqué. Votre opinion à ce propos ?

Mohamed Kadamy. L’affaire
Borrel a connu une telle médiatisation d’abord grâce à
la détermination et au courage de Mme Borrel, qui n’a jamais accepté
la thèse du suicide, celle répétée contre vents
et marées par le chef de l’État djiboutien. Un système
de défense qui conduit à se demander si lui-même et son
entourage ne cherchent pas à occulter les vraies raisons de la mort
du juge… La justice française doit faire toute la lumière
sur les causes et les commanditaires de ce meurtre. J’ajoute qu’il
existe à Djibouti des centaines d’affaires de ce genre et qu’il
faudra bien que les commanditaires aient un jour à répondre
de leurs actes.

Entretien réalisé
par Jean Chatain