16/11/07 (B421) Le Monde : Ratissages à Mogadiscio, théâtre d’une guerre urbaine sans merci

Aucun chef de guerre, aucun milicien, aucun fou de Mogadiscio n’avait encore réalisé cette performance : imposer silence et faire le vide dans le grand marché de Bakara.

Le quartier, même en période de combats dans la capitale somalienne, est d’ordinaire une ruche où règne le vacarme des coups de klaxon et des coups de feu, le son crachotant des appels à la prière et le cliquètement plus discret des transactions qui s’y concluent, allant de l’achat de lots de chaussettes synthétiques chinoises à celui de cargos entiers bourrés d’électronique ou de voitures d’occasion "reconditionnées" à Dubaï.

Aujourd’hui, pour la première fois de son histoire, Bakara est silencieux comme un sépulcre, ses rues abandonnées aux soldats. Les forces éthiopiennes entrées en Somalie en décembre 2006 et qui, depuis un an, subissent les assauts d’une insurrection à forte composante islamiste radicale, ont lancé, avec les soldats du gouvernement fédéral de transition (TFG) somalien qu’ils parrainent et protègent, une vaste opération à l’échelle de la capitale pour tenter d’en chasser leurs ennemis. A Bakara, cela consiste techniquement à cerner le quartier à l’aide de chars, à y déployer des troupes et à se livrer au porte-à-porte pour en chasser les "chababs", les groupes armés fondamentalistes somaliens qui se fondent habituellement dans la foule.

L’opération, jusqu’ici, a eu pour effet de faire fuire toute la population, qui s’entasse à présent dans les rares logements disponibles en périphérie ou sous des huttes en brousse, à la merci des pluies. Cela ne semble pas avoir rendu Bakara plus sûr. Dans l’une de ses rues, le gouverneur adjoint de la capitale, Abdifatah Ibrahim Shaawey, avance prudemment, tandis que ses hommes, doigt sur la détente, braquent kalachnikov et lance-roquettes sur la moindre venelle. Voici l’ex-marché aux armes, où les stands ont été démantelés, les stocks saisis. "Ici se concentraient tous les terroristes", affirme le gouverneur adjoint.

Pendant des mois, depuis Bakara et les quartiers environnants, des insurgés ont tiré au mortier ou au canon sans recul sur la présidence située en contrebas, qui répliquait avec des orgues de Staline, hachant indistinctement insurgés et civils.

Alors que les insurgés attaquent à nouveau forces éthiopiennes et troupes du gouvernement de transition, Abdi Qeybdid, ancien chef de guerre, ancien membre de la coalition soutenue par les Etats-Unis pour mener à Mogadiscio la "guerre contre le terrorisme" et actuel directeur de la police du TFG, explique le sens des ratissages en cours : "La dernière fois (lors des combats d’avril), nous avions commis une erreur, celle de ne pas fouiller la ville en profondeur. C’est ce que nous sommes en train de faire à présent. Nous allons rétablir la sécurité, et les habitants pourront regagner leurs quartiers."

Pour l’heure, les hommes d’Abdi Qeybdid ont déjà les plus grandes peines à rester en vie dans leurs postes de police, régulièrement attaqués. Une cinquantaine d’entre eux ont déjà été tués au cours des derniers mois par les insurgés, qui n’hésitent pas désormais à les décapiter et à exhiber leurs têtes, message destiné à bien faire comprendre que la terreur n’est pas un simple concept politique, mais l’arme d’une guerre urbaine sans merci.

A l’autre bout de Mogadiscio, d’autres quartiers qui devraient être "nettoyés" offrent un spectacle moins encourageant encore que Bakara. Dès la sortie de Karan, l’un des bastions gouvernementaux, il n’y a plus âme qui vive, hormis des soldats embusqués qui s’abritent de leur mieux pour éviter de se faire assassiner et tentent de se convaincre qu’ils sont en train de prendre le contrôle des quartiers nord où ne s’aventurent que de rares véhicules, hérissés d’armes, roulant plein gaz.

A l’hôpital SOS, au coeur d’un autre bastion insurgé théoriquement "ratissé", la tension règne. Terriblement nerveux, un des responsables de l’hôpital tente d’abord d’éluder les questions avant de glisser : "Bon, d’accord, les chababs sont partout dans le quartier. Ils n’entrent pas ici, ils passent seulement devant l’hôpital et nous font des signes de la main à travers la clôture. Maintenant, par pitié, allez-vous en, c’est dangereux." A Karan, les autorités de transition organisent dans un petit stade une manifestation de soutien aux opérations en cours. Le nombre des participants est inférieur à celui des soldats chargés de les protéger. La pluie menace, la chaleur s’épaissit, nul n’a envie de traîner et de s’exposer à un jet de grenade, un attentat- suicide ou un tir de mortier des insurgés.

Tous les dirigeants du TFG qui comptent sont là, à commencer par Mohammed Dheere, le gouverneur de Mogadiscio, qui les domine tous par la taille et affirme que "la sécurité s’améliore", en précisant que les insurgés ont déjà fui la capitale. Les discours à peine achevés, les lieux se vident en un instant. Moins d’une heure après la cérémonie, un camion de transport de troupes sautait près d’une base éthiopienne sur une mine actionnée par un dispositif télécommandé.