08/09/08 (B464) Nouvel Obs / Borrel. Un lecteur attire notre attention sur un article du 23 novembre 2006, qui nous avait probablement échappé, mais qui est toujours instructif et presque d’actualité. Nouvelles révélations sur l’assassinat maquillé de Bernard Borrel (Bien qu’ancien, cet article est toujours à recommander à ceux qui ne connaissent pas l’affaire Borrel)

Le juge qui en savait trop

Onze ans après, la vérité peu à peu se fait jour. Nouvelles expertises et témoignages inédits confirment que derrière la mort du magistrat, à Djibouti, se profile tout un réseau d’intérêts politico-mafieux. Une enquête de Sylvie Véran

Elle avance dans l’ombre. Stoïque et un brin amusée d’être devenue la bête noire des autorités djiboutiennes depuis que l’instruction de la mort du juge Borrel lui a été confiée. C’était en septembre 2002, sept ans après la découverte à Djibouti, le 19 octobre 1995, du corps à demi calciné de son collègue. Sophie Clément, 43 ans, devient alors le cinquième magistrat chargé du dossier. Sans le savoir, cette jolie blonde, aussi discrète que déterminée, arrive au bon moment. L’instruction, pourtant, semble s’acheminer vers un non-lieu. Pour la Brigade criminelle, les choses sont claires : Bernard Borrel s’est suicidé ; il s’est aspergé d’essence et immolé par le feu. Il n’y a plus que sa veuve pour croire à un assassinat. Une femme que le chagrin égare, une folle, entend-on dans les couloirs du Palais de Justice de Paris.

Et soudain, coup de théâtre ! Tombent les conclusions de la deuxième autopsie, ordonnée par le prédécesseur de Sophie Clément : il y a eu des coups. Très violents. Deux fractures, au crâne et à un bras, l’attestent. A Sophie Clément de découvrir par qui et pourquoi le magistrat a été tué. A elle aussi les pressions qui ne vont plus cesser, les bâtons dans les roues pour empêcher la manifestation d’une vérité qui dérange tant Paris que Djibouti. Mais face à la raison d’Etat, la petite juge s’arc-boute. Sa force est de ne pas avoir d’états d’âme. «Elle ne personnalise pas ses dossiers, dit une de ses amies. Elle instruit, point.»

Ce que la magistrate va peu à peu découvrir est pourtant effarant. Comme elle ne se fie à personne, elle reprend le dossier à zéro. Les témoins sont réentendus. Les scellés réexpertisés par des spécialistes choisis à dessein dans le secteur privé ou à l’étranger. Ils vont de découverte en découverte. Un deuxième combustible est retrouvé dans les prélèvements effectués sur le corps. Non pas de l’essence, mais une sorte d’alcool à brûler. Puis deux empreintes d’ADN masculins sont identifiées sur le short du magistrat. Des traces de sueur qui indiquent un «contact long et/ou un maintien avec force», ce qui pourrait signifier que le corps a été transporté.

Tandis qu’elle poursuit ce travail de fourmi, la magistrate doit ferrailler avec les plus hautes institutions de l’Etat. Un jour, ce sont les ministères français de la Justice et de l’Intérieur qui bloquent la déclassification de documents « secret-défense ». Le lendemain, c’est le Quai-d’Orsay qui, sortant de ses compétences, promet la transmission d’une copie du dossier d’instruction à Djibouti. Ce sont des policiers qui distillent que le juge était dépressif, qu’il avait des problèmes dans sa vie privée… Peu à peu pourtant la vérité se dessine. En octobre dernier, la juge Clément délivre des mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de deux suspects accusés par un témoin visuel d’avoir rendu compte du meurtre du juge Borrel, le jour des faits, à celui qui est aujourd’hui président de la République de Djibouti, Ismaël Omar Guelleh. Cette procédure fait suite à deux autres mandats d’arrêt, émanant de la cour d’appel du tribunal de Versailles et visant le procureur général de Djibouti et le chef des services secrets, dans un dossier connexe de « subornation de témoins ».

Pour y voir plus clair dans cette ténébreuse affaire d’Etat où s’entremêlent intérêts français et djiboutiens, la juge Clément a dû se plonger dans l’histoire et la société complexes de l’ancienne Côte française des Somalis, pays des Afars et des Issas – les deux ethnies dominantes – devenu, depuis son indépendance en 1977, la principale base militaire française à l’étranger. Comprendre aussi qu’à Djibouti ce sont l’armée et la diplomatie françaises qui gouvernent, dans l’ombre du chef de l’Etat, Ismaël Omar Guelleh, despote patenté, soupçonné d’être compromis dans de multiples trafics. En 1994, année de l’arrivée du juge Borrel, promu conseiller technique du ministre de la Justice de Djibouti dans le cadre de la coopération avec Paris, près de 5 000 soldats français vivaient là et 200 coopérants civils.

Tous accompagnés de leur famille.

La location de la plate-forme militaire rapportait à Djibouti 18 millions d’euros par an (somme portée à 30 millions en 2005). Une broutille pour la France, une manne pour cette contrée désertique qui comptait seulement 500 000 habitants. Environ 1 700 Français y étaient établis à demeure et prospéraient dans l’import-export, la construction ou le commerce. Parmi eux, des individus au passé trouble tenaient le milieu de la nuit et des jeux, en bonne entente avec une mafia locale, corse, italienne et libanaise. Camorra à l’africaine, baptisée par les Djiboutiens le « clan d’IOG ». Le cland’Ismaël Omar Guelleh – alors chef des services secrets et homme fort du régime (il sera élu président en 1999, succédant à Hassan Gouled).

Un nid de ripoux inféodés au pouvoir, des banques blanchisseuses d’argent sale, des bars louches et des bordels à soldats, des trafics de conteneurs bourrés d’armes à destination du reste de l’Afrique, d’alcool et de cocaïne destinés au golfe Persique. Un bastion du RPR, version « Françafrique », et de certaines obédiences maçonniques. C’est ça, Djibouti, quand débarque Bernard Borrel, 40 ans, avec épouse et enfants. Un pays à la logique illisible pour ce magistrat réputé intègre et droit. Psychorigide, selon certains.

Le juge Borrel à Djibouti ? Une erreur de casting.

Chargé de la refonte du Code de Procédure pénale djiboutien, il découvre avec stupeur les difficultés que rencontrent ses collègues du cru pour faire aboutir leurs procédures – quand ils ne sont pas eux-mêmes corrompus. Il s’intègre mal au petit milieu des « expats ». Les petits arrangements avec le pouvoir en place le choquent. Comme le train de vie de nababs que mènent certains hauts gradés de l’armée. Et puis il y a toutes ces magouilles au coeur de la base française.

Ces militaires arrosés par des entreprises locales contre des commandes de matériel ou de chantiers. Le pays est petit, tout se sait. Le juge Borrel ne tarde pas à être au courant. S’est-il trop répandu ou montré imprudent ? A-t-il ainsi signé son arrêt de mort ?

Une note non datée – mais postérieure à la mort du magistrat – de la Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense (DPSD), le renseignement militaire français, résume l’état de décomposition de ce pays « ami ». Evoquant le nébuleux contexte de l’affaire Borrel, l’auteur fait état de «la mise en cause de diverses personnalités politiques locales, dont l’actuel président de la République, Ismaël Omar Guelleh, dans des affaires de trafic d’armes, de stupéfiants et de fausse monnaie. Une collusion étant avérée entre les autorités judiciaires chargées du décès du juge Borrel, divers membres du gouvernement et diverses personnalités mafieuses locales». La clé de l’assassinat du magistrat se trouve sans doute dans ce magma nauséabond.

Sophie Clément doit découvrir pourquoi la grande muette a cherché, dès le début, à verrouiller le dossier. «La thèse du suicide, évidemment fausse, a été sciemment développée par toute une chaîne d’intervenants français, affirme un spécialiste des affaires africaines, sous le sceau de l’anonymat (1). C’est une affaire d’Etat qui doit rester secrète.» Entendu par la juge Clément, un agent de la DGSE confirme : «Je peux dire qu’il s’agit d’une affaire politique. Mais la réponse à la question [NDLR : qui a fait tuer Bernard Borrel ?] ne peut être faite que d’Etat à Etat.» L’armée française est en tout cas omniprésente dès les premiers instants de l’enquête.

C’est une patrouille de la prévôté, la police de l’armée française, qui arrive la première sur les lieux de la mort, à 80 kilomètres de la capitale, après avoir été, selon le PV de constatation, intriguée par la présence d’un 4×4 dans cet endroit désert. Le cadavre de Bernard Borrel gît au bas d’une falaise qui surplombe le golfe du Goubbet al-Kharab, dans une région encore en proie à la rébellion afar. Que faisaient là nos gendarmes ? «Hormis l’armée djiboutienne, personne ne se rendait dans cette zone réputée dangereuse, dit un ancien collègue du juge Borrel à Djibouti, qui ne s’était jamais exprimé jusque-là.

La voiture de M. Borrel était garée sur un parking invisible de la route. Si la prévôté est allée chercher son conducteur jusqu’au fond du ravin, c’est qu’elle savait qu’il s’y trouvait.» Alertés par la prévôté, des gradés français débarquent à leur tour sur les lieux. Rejoints deux heures plus tard par le procureur général de Djibouti de l’époque, Abdourahman Cheikh, amené par un hélicoptère militaire français. «A son retour, poursuit notre interlocuteur, le procureur Cheikh a rapporté que les Français parlaient d’un suicide.

Connaissant la forte personnalité du juge Borrel, il n’y croyait pas. Son sentiment était qu’il s’agissait d’un meurtre mis en scène pour faire croire à un suicide.» A midi, alors que le corps du juge n’a été que superficiellement examiné au Goubbet par un médecin militaire, l’ambassadeur de France à Djibouti, Jean-Marie Momal, prévient Paris de la mort du coopérant. «Tout semble privilégier la thèse d’un suicide», conclut-il dans son télégramme.

Dans l’après-midi, la dépouille du magistrat est transférée au centre hospitalier des armées, l’hôpital Bouffard. Deux jours plus tard, on procède à un nouvel examen du corps, mais sans autopsie. C’est un chirurgien orthopédiste, le docteur Fabien Nuzzaci, médecin militaire, qui est chargé de l’opération.

Il expliquera plus tard à la juge Clément qu’étant militaire il ne pouvait déroger à un ordre. Le docteur Nuzzaci constate des plaies au cuir chevelu, assure qu’«il n’y a pas de fractures radiologiquement décelables» (les radiographies n’ont jamais été retrouvées) et conclut que le décès est «probablement dû à l’asphyxie».

« Le Nouvel Observateur » a retrouvé une ancienne aide-soignante à l’hôpital Bouffard, Muguette Bavoil. Selon elle, le docteur Nuzzaci lui avait confié que le foie de Bernard Borrel avait éclaté, ce qui ne figure pas dans son rapport. Muguette Bavoil se rappelle avoir surpris une conversation entre médecins. «J’ai entendu le docteur Daniel Morin, chef du service de chirurgie, dit-elle, demander à ses interlocuteurs de ne pas ébruiter les constations faites sur le défunt car, a-t-il dit, il pourrait s’agir d’une affaire d’Etat. Je peux vous assurer qu’à l’hôpital le personnel ne croyait pas à cette histoire d’immolation.»

C’est encore l’armée qui se charge de l’enquête préliminaire. La prévôté n’est pourtant pas habilitée à traiter d’un dossier judiciaire concernant un civil. «Cela n’a rien de surprenant, sourit un expert français de la région. A Djibouti, la France n’est pas un Etat dans l’Etat, c’est l’Etat. Les gendarmes se sont occupés en toute illégalité de cette enquête car ils en ont reçu l’ordre.» Le procès-verbal de synthèse du chef de la prévôté, Luc Auffret, rendu deux mois plus tard, va valider la version officielle. Extrait : «Bien que non compétente au plan judiciaire, la prévôté […] a procédé à quelques pièces de procédure qui ont notamment servi de fondement pour étayer la thèse du suicide.» La justice djiboutienne conclura dans ce sens. Affaire classée.

Cinq années passent. Années d’incertitudes, de solitude, de tourments incessants pour l’épouse du magistrat. Un calvaire que raconte Elisabeth Borrel dans son livre « Un juge assassiné » (2).

Première lumière au fond du tunnel : les déclarations, début 2000, d’un Djiboutien réfugié en Belgique, Mohamed Saleh Alhoumekani. En 1995, il était numéro deux de la garde présidentielle. Son témoignage vient enfin confirmer les doutes d’Elisabeth Borrel sur le suicide de son mari. Il raconte que le jour de la mort du magistrat, vers 13h45, il a vu arriver deux 4×4 dans les jardins de la présidence. Voilà ce qu’il nous dit aujourd’hui : «Cinq personnes, que je connaissais toutes, sont descendues des voitures.Parmi elles, il y avait deux personnalités importantes du pays, le colonel Cheikh Ahmed Mahdi, patron de la sécurité présidentielle, et Hassan Saïd Kaireh, chef de la Sécurité nationale.

Le troisième homme était Alain Romani, un Corse, gérant du bar l’Historil. A ses côtés se tenaient Awaleh Guelleh Assoweh, un ancien gendarme, et Hamouda Hassan Adouani, un Tunisien, tous deux auteurs d’attentats mortels antifrançais et censés dormir en prison.»(Voir encadré p. 16.)

Les cinq hommes veulent parler à IOG, Ismaël Omar Guelleh, le chef des services secrets. «Awaleh s’est adressé à IOG, poursuit notre témoin, et lui a annoncé : «Le juge fouineur a été tué. Il n’y a pas de traces.»Alain Romani a ajouté : «Il faut vérifier auprès du colonel Mahdi si les documents ont bien été récupérés.»Ce dernier a répondu : «La main courante du PK52 est en notre possession. Vous pouvez être tranquille.»» Le PK52, c’était un check-point de l’armée djiboutienne qui, avec celui de la caserne des blindés de la Légion étrangère, gardait la route du Goubbet. Pour passer, le juge Borrel devait forcément s’enregistrer à ces deux postes. Mais comme celle du PK52, la main courante du check-point de la Légion a disparu…

Ces documents auraient pu éclaircir une partiedu mystère Borrel. «Je connaissais le responsable du PK52, un adjudant-chef issa prénommé Awaleh, nous déclare Mohamed Saleh Alhoumekani. Il m’a dit que dans la nuit le juge Borrel s’était enregistré sur la main courante du poste. Il conduisait un 4×4 dont le passager était un Européen. Derrière eux suivait un autre 4×4. Son conducteur était djiboutien et le passager, un autre Blanc. Une seule voiture est revenue, celle du Djiboutien, où étaient assis les deux Blancs.»

L’un d’eux pourrait être Hamouda Hassan Adou-ani, le Tunisien de la scène du jardin présidentiel. Condamné à mort à Djibouti pour l’attentat de l’Historil, en 1987 (15 morts et de nombreux blessés), Adouani purgeait sa peine, commuée en réclusion à perpétuité, au centre de détention de Gabode. Prison-passoire d’où sortaient régulièrement des détenus, avec le feu vert des autorités.

Un ancien gardien de Gabode, récemment entendu par la juge Clément, assure que le 18 octobre 1995, vers minuit, des membres de la sécurité djiboutienne sont venus chercher Adouani. Mais le gardien est formel : Awaleh Guelleh Assoweh, autre acteur de la conversation du jardin, condamné, lui, par contumace à Paris à la détention à perpétuité pour l’attentat du Café de Paris, en 1990 (1 mort et 15 blessés), a dormi cette nuit-là en prison. Il ne pouvait donc être le conducteur de la deuxième voiture. Il a pu en revanche sortir de Gabode à l’aube, une fois le gardien parti. Les deux terroristes sont sous le coup d’un mandat d’arrêt international. La juge Clément veut vérifier si leur ADN correspond aux empreintes retrouvées sur le short de Bernard Borrel.

Reste le deuxième «Blanc» de la voiture. Etait-ce Alain Romani, lui aussi présent dans le jardin de la présidence, selon l’ancien garde Alhoumekani ?

«Alain Romani est le fils de Luc Romani, dit Jean-Loup Schaal, président de l’Observatoire de la Situation des Droits de l’Homme à Djibouti. Un Corse, qui fut préfet de Tadjourah, et qui devint, après la décolonisation, conseiller financier du président [Hassan] Gouled, sur recommandation de son beau-frère, Dominique d’Ornano, ancien haut-commissaire de la France à Djibouti.»

Alain Romani, qui a été entendu par les gendarmes français, soutient qu’il ne pouvait être là le jour de la découverte de la mort du juge Borrel puisqu’il avait pris la veille, à 23 heures, un vol pour la Réunion. Pour l’instant, il n’a pas été inquiété.

Si de forts soupçons pèsent aujourd’hui sur Adouani, le terroriste tunisien susceptible d’être le meurtrier du juge Borrel, le mobile de l’assassinat du magistrat n’a pu encore être découvert. La juge Clément travaille sur deux pistes. La première : l’attentat du Café de Paris. Bernard Borrel servait d’interface, à Djibouti, au magistrat chargé en France de ce dossier. Les services secrets français suspectaient IOG d’être le commanditaire de l’attentat.

Le juge Borrel détenait-il des preuves de son implication ? «A l’époque, Paris avait plus ou moins passé l’éponge, dit un expert des relations franco-africaines. Les exécutants avaient été arrêtés. 1995 signe la fin du désamour entre la France et IOG. Celui-ci est un bandit. Mais il n’aurait pas pris le risque de commanditer le meurtre d’un magistrat français alors qu’il était en course pour la présidentielle de 1999 et qu’il avait besoin du soutien de Paris. Qu’il ait couvert ce meurtre est en revanche possible.»

Deuxième hypothèse : Bernard Borrel s’apprêtait-il à dévoiler un trafic de substances dangereuses ? Une liste de produits chimiques et d’entreprises les fabriquant a été découverte, cachée dans un de ses dossiers. L’un de ces produits, un composé d’uranium, est encore en cours d’expertise. Les autres n’ont aucune valeur marchande.

Reste une troisième piste, que nous avons longuement explorée. La plus sensible, car elle touche à la défense nationale et, de fait, pourrait expliquer la mainmise de l’armée française sur l’affaire ainsi que les tentatives de Paris d’entraver le cours de la justice. Un événement, jugé sur le coup sans importance par Elisabeth Borrel, s’est produit le jour de la mort du magistrat. Abattue par la douleur, elle s’était cloîtrée dans son appartement.

Vers 16 heures, Jean-Claude Sapkas, un coopérant, conseiller du président Hassan Gouled et ami du défunt, sonne à sa porte. «Il m’a dit d’un air gêné : «La France a besoin de vous.» Il voulait que je cherche dans les effets de mon mari la copie d’un document qu’il devait détenir et qui, s’il tombait en de mauvaises mains, pourrait attirer de gros ennuis au chef de la prévôté, Luc Auffret.»

Ce document, un rapport rédigé par le capitaine Auffret, ne sera pas retrouvé, ni au domicile de Bernard Borrel ni dans son bureau du ministère de la Justice.

Entendu des années plus tard par la juge Clément, Luc Auffret affirmera avoir oublié quelle était la teneur de ce document. Jean-Claude Sapkas, après plusieurs versions, finira par dire qu’il s’agissait d’un rapport recensant «l’ensemble des affaires concernant les membres des troupes françaises à Djibouti». Rapport que Bernard Borrel aurait devant lui qualifié de «saignant et gênant».

C’est qu’il s’en passait de belles, à l’époque, sur la base française. Des fonds publics étaient détournés par un système de fausses factures ou de devis gonflés. Trésorier du 10e bataillon de commandement et de services (BCS) à Djibouti de 1995 à 1997, le capitaine Michel Bavoil a révélé, dans un livre paru en 2003 (3), les dérives financières qu’il avait pu constater.

A l’appui de sa démonstration, cette note administrative du général de brigade Joël Agaisse, adressée en mars 1997 au personnel de la base : «Des rumeurs de plus en plus persistantes, dénonçant des pratiques délictueuses, circulent au sein des forces armées stationnées à Djibouti : utilisation de fournitures à des fins personnelles, dons de matériel appartenant à l’Etat en échange de services gratuits de la part d’entreprises et de particuliers, détournement de matériaux ou d’outillage sous le couvert de chantiers officiels. Des enquêtes en cours semblent confirmer la réalité de certaines de ces allégations.»

C’est qu’à Paris le procureur de la République près le Tribunal aux Armées de Paris (TAAP), Janine Stern, met la pression. Elle s’apprête à ouvrir des procédures à l’encontre de hauts gradés, à partir d’informations fournies par le capitaine Bavoil. Seul un dossier aboutira. Trois personnes seront jugées en 2000. Une première !

Un colonel sera condamné à douze mois de prison avec sursis et à 40 000 francs d’amende pour «faux et usage de faux» dans l’achat d’un Cabin-Cruiser, en 1995. Un autre colonel et un général, soupçonnés de complicité, écoperont de 10 000 francs d’amende chacun. «Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, nous dit Michel Bavoil. Comme il n’y avait pas d’appels d’offres, chaque formation choisissait son entrepreneur.

Compte tenu du faible coût de la main-d’oeuvre à Djibouti, les sommes détournées étaient considérables. La moindre commande permettait de se payer sur la bête. J’ai même vu passer une facture de 10000 francs pour un grillage antimoustiques de 20 centimètres par 25 mètres. Vingt fois le prix.»

Un autre témoignage en dit long sur l’ampleur de ces pratiques. Roger Picon, ancien officier au budget et à l’infrastructure de l’Aviation légère de l’Armée de Terre (ALAT), en poste à Djibouti de 1987 à 1989, était décideur pour les travaux de rénovation de sa base et des logements des soldats.

«Dès mon arrivée, nous raconte-t-il, j’ai vu débarquer dans mon bureau deux entrepreneurs liés financièrement à IOG : Abdourahman Borreh, patron du Borreh Group Ltd, et Mohamed Saïd Barkhadaleh, ministre des Travaux publics, par ailleurs propriétaire d’une importante société de BTP, la Concorde.

Leurs propositions étaient les mêmes : un 4×4 neuf avec essence gratuite, des voyages tous frais payés pour ma famille et moi en Ethiopie. Et de 20 à 25% de ristournes, payées de la main à la main en dollars, sur tous les chantiers que je leur attribuerais.»

On devine ainsi pourquoi il était si important que le rapport de la prévôté ne traîne pas dans la nature. «En tant que chef de la police militaire, Luc Auffret était au courant de ces malversations, dit un homme des services secrets français au «Nouvel Observateur».

Il avait sûrement réussi à mettre la main sur des choses qui dérangent, et Borrel, qui était proche de lui, s’apprêtait peut-être à faire ouvrir des procédures à Paris.» Passer par le juge Borrel, magistrat civil, était un moyen d’éviter le Tribunal aux Armées de Paris, étroitement surveillé par l’institution militaire. Bernard Borrel comptait se rendre à Paris quatre jours après la date de sa mort.

Quelques jours plus tôt, il avait confié à son épouse qu’il était angoissé mais qu’il ne pouvait lui dire pourquoi sans la mettre en danger. Avait-ilappris des choses qu’il ne devait pas apprendre ? Ils étaient nombreux, en tout cas, à avoir des raisons de craindre le «juge fouineur». Toutes ces magouilles et carambouilles constituaient-elles un mobile suffisant pour faire exécuter un magistrat ?

Oui, si ses révélations risquaient de tarir les revenus de certaines entreprises très protégées. Et de mettre en lumière les collusions entre le milieu mafieux du business local, des militaires ripoux et les services de sécurité djiboutiens. Mais les français ?

«Vos services de renseignement, qui avaient des taupes dans tous les secteurs d’activité du pays, étaient forcément au courant des investigations que menait Bernard Borrel, nous affirme un ancien officier de la gendarmerie djiboutienne.

A partir du moment où ils ont décidé de lever leur filet de protection sur lui, parce qu’il les dérangeait, la voie était libre pour que quiconque s’attaque au juge.» Un agent de la DGSE alors en poste à Paris a rapporté à la juge Clément les propos que lui avait tenus un de ses collègues de Djibouti après le décès du magistrat. «Cette source m’a donné les détails sur la légende construite autour de la mort de Bernard Borrel pour dissimuler l’assassinat et également pour que sa mort serve d’exemple […]. Il m’a dit que des membres des services spéciaux djiboutiens étaient directement impliqués, au moins dans l’exécution de l’opération.»

Se réfugiant derrière le secret-défense, l’agent de la DGSE n’en dira pas plus.

Mais il aura cette phrase sibylline : «Le sens de la DGSE, son seul sens, c’est la raison d’Etat. Elle travaille en dehors de la légalité nationale et internationale […]. Il peut arriver comme partout ailleurs qu’il y ait des dérives personnelles et des coalitions d’intérêts. Dans ce cas, son travail peut être dévoyé. Je pense que cela a dû être le cas à propos du décès de Bernard Borrel.»

Saura-t-on jamais avec certitude qui a fait tuer le juge Borrel et pourquoi ?

Le principal suspect, le Tunisien Hamouda Hassan Adouani, a longtemps disparu. En 2000, il a été gracié de sa condamnation pour l’attentat de l’Historil par le désormais président Ismaël Omar Guelleh et aurait été exfiltré avec une grosse somme d’argent en poche.

Il vient de refaire surface en confiant au « Monde » qu’il souhaitait se soumettre à un test d’ADN. Le Djiboutien Awaleh Guelleh Assoweh, l’autre suspect, s’est enfui de la prison de Gabode en 1997 et se cacherait en Ethiopie. Réélu en 2005 pour six ans, IOG se moque bien de la juge Clément. «Le type [Bernard Borrel] s’est tué lui-même, c’est ça la vérité», vient-il de déclarer, promettant élégamment que la vérité «éclatera à la figure» d’Elisabeth Borrel.

«Ce dossier restera un serpent de mer, prophétise l’homme des services secrets déjà cité. Mme Borrel est un grain de sable qui ne grippera jamais la machine.

Les Etats ont tout leur temps. Le jour où elle ne sera plus là pour se battre, cette affaire sera définitivement enterrée. Et quand IOG disparaîtra à son tour, on fera savoir que le responsable de la mort du juge Borrel, c’était lui…»

Les élèves de l’Ecole nationale de la Magistrature viennent de baptiser la promotion 2007 promotion Bernard Borrel.

(1) Pour la sécurité de certains témoins, leur nom et leur fonction réelle ne peuvent être donnés.
(2) Ecrit avec le journaliste Bernard Nicolas, Flammarion.
(3) « Pour que l’armée respecte enfin la loi », Editions LPM.

Sylvie Véran
Le Nouvel Observateur