12/03/10 (B541) Bakchich / Ethiopie, ces aides humanitaires qui ont l’arme à l’oeil
La BBC a révélé que plusieurs millions de dollars d’aide caritative occidentale envoyés en Ethiopie dans les années 1980 ont été détournés pour acheter des armes. Une affaire qui fait scandale.
Entre 1984 et 1985, l’Ethiopie a souffert d’une famine qui mit en alerte les pays occidentaux. Ces derniers, via plusieurs associations humanitaires, sont venus en aides aux victimes de la sécheresse en dégageant pas moins de 100 millions de dollars.
Vingt cinq ans plus tard, Martin Plaut, journaliste à la BBC, révèle à la suite d’un an d’enquête que cet argent a été massivement détourné. D’après ce reporter spécialiste de l’Afrique, « $95 millions ont été utilisés par les chefs rebelles » de l’époque pour acheter des armes afin de renverser le gouvernement en place, soit « 95% de l’aide occidentale ».
Une affaire qui divise l’Angleterre
Pour étayer son investigation, la BBC a eu recours à des témoignages d’anciens membres du Front de Libération des Peuples du Tigré (FLPT), aujourd’hui exilés, tels que Aregawi Berge, ancien commandant du FLPT et Gebremedhin Araya. Ce dernier explique qu’on a « dupé les humanitaires » et rapporte des mises en scène destinées à cacher l’argent. A cela s’ajoute un rapport accablant de la CIA datant de 1985 appelé « Ethiopie : Impact politique et sécuritaire de la sécheresse ». On y lit ce qui suit : « Certains fonds que des organisations ont levé pour les opérations humanitaires(…) ont presque certainement été détournés à des fins militaires ».
Dès le lendemain de la diffusion du reportage le 3 mars, les protestations sont apparues en Angleterre. The Independent dénonce un sujet « incendiaire » qui « menace de saper les futures aides humanitaires ». En reprenant point par point les arguments de Martin Plaut, le journal estime que des « doutes raisonnables » ébranlent les accusations de la BBC et met en doute la « bonne foi » des anciens membres du FLPT, témoins de l’enquête.
En parallèle, la Croix-Rouge, l’Unicef, Christian Aid, Live Aid et Oxfam décident de porter plainte conjointement contre la BBC pour « allégation fausses et dangereuses » (The Independent du 5 mars ).
Phil Bloomer, directeur de l’Oxfam, raconte que les accusations de la BBC sont « incroyables ». Idem pour Bob Geldof, chanteur emblématique des concerts Live Aid de l’époque. Pour lui « ceci n’est jamais arrivé ». Pourtant, le 6 mars, l’artiste interrogé par « The Guardian » modère ses propos et estime qu’il est « probable qu’une partie de l’argent ait été détournée » mais dans les proportions moindre que celles avancés par la BBC. « Peut-être 10% des 100 millions » comme l’a déclaré Myles Wickstead, ancien ambassadeur britannique en Ethiopie.
En Ethiopie, on rit de ces salmigondis
Loin de ces querelles de nombres, l’Ethiopie se gausse de la naïveté britannique. Sur les forums de la Banque d’Information Ethiopienne « les réactions sont féroces : « Cette histoire est bien connue en Ethiopie », commente Mebré. « Pourquoi a-t-il fallu attendre un quart de siècle pour que la vérité soit révélée au public ? » ajoute Samuel Ketema. « (Certes) Les Éthiopiens sont reconnaissants de l’action de Bob Geldof (…), mais on se demande comment on peut être naïf à ce point ? ».
Sur des sites de relais d’informations tels que Ethioguardian et Cyberethiopia, le reportage de la BBC est relayé sans soulever de polémique.
De même, sur le forum de discussion Ethiopian Current Affairs Discussions ECAD, Andrey Whitehead, un journaliste de la BBC, soutient son confrère Martin Plaut. Il déboulonne, entre autre, Bob Geldof qui a « eu l’occasion de s’exprimer pendant l’enregistrement du reportage » mais aurait « refusé d’être interviewé ». Et, il souligne que l’actuel Secrétaire de la Défense Américaine de Barack Obama, Robert Gates affirme que « la CIA était au courant du détournement d’argent » et « a sans doute aidé à ce que cela se fasse ».
Sur la blogosphère, les révélations de la BBC n’apportent rien de « nouveau ». Pour le blog Ethiopian Recycler, on évoque sans détour « l’aval tacite des Etats-Unis et de l’Angleterre » pour les achats d’armes des rebelles via les aides humanitaires. Car à l’époque, « ces pays étaient en pleine Guerre Froide » et souhaitaient le « renversement du Gouvernement Ethiopien marxiste ». Finalement, le reportage de la chaîne anglaise ne fait que dévoiler un « secret de polichinelle » bien connu des Ethiopiens et des Britanniques. Le prix de la vérité.