18/10/2015 (Brève 490) 20 ans après, la raison d’État plane toujours sur l’assassinat du juge Borrel (Par Sophie DEVILLER – lextimes.fr)

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Le cadavre d’un juge en partie dénudé et calciné au pied d’une falaise près de Djibouti. Vingt ans après, l’assassinat du magistrat français Bernard Borrel reste une énigme qui a longtemps empoisonné les relations entre Paris et son ancienne colonie.

« Je suis une veuve en guerre contre le mensonge d’État », explique Élisabeth Borrel.
L’information judiciaire, instruite depuis 1997 pour assassinat à Toulouse puis à Paris, court toujours. Et de nouveaux actes, ordonnés début septembre par la cour d’appel de Paris, vont être diligentés, selon une source proche du dossier : des prélèvements ADN pour identifier une empreinte génétique inconnue retrouvée sur le short du juge en 2006, l’analyse du disque dur du magistrat, d’une trace papillaire sur un briquet et du carburant utilisé pour l’immolation. Mais les dernières demandes de déclassification sont restées lettre morte et l’un des principaux suspects, Awalleh Guelleh, à l’encontre duquel un mandat d’arrêt a été délivré en 2006, est peut-être décédé.

Le corps de Bernard Borrel, chargé de mission auprès du ministre djiboutien de la justice, est
retrouvé au matin du 19 octobre 1995 dans la région désertique de Goubet-Al Krab à 80 kilomètres de la capitale. Sans qu’aucune autopsie ne soit pratiquée, l’ambassade de France diffuse rapidement un communiqué : « Bernard Borrel s’est donné la mort ».

Deux produits incendiaires
Le juge, 39 ans, se serait aspergé d’essence, aurait allumé un briquet puis dévalé une pente à pic, le
corps embrasé. Il se serait écroulé après avoir marché sans chaussures sur des rochers escarpés,
sans s’abîmer la plante des pieds. Un seul bidon sera retrouvé sur les lieux, mais deux produits
incendiaires seront identifiés.

Malgré ces incohérences, le suicide restera la thèse officielle pendant douze ans.

Il faudra attendre
2007 pour que le parquet de Paris confirme l’origine criminelle du décès, quelques heures après
une rencontre entre Elisabeth Borrel et Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Entre-temps, le corps sera
exhumé deux fois du cimetière de Frouzins (Haute-Garonne) pour être autopsié. Le second
examen relève les traces d’un traumatisme crânien et d’une fracture à l’avant-bras gauche rendant
« difficilement plausible la thèse d’une auto-agression ».

Début 2000, un témoignage relance l’enquête : Mohamed Saleh Alhoumekani, lieutenant de la
garde présidentielle djiboutienne, affirme avoir entendu cinq hommes rendre compte de la mort
du « juge fouineur » à l’actuel président de la République, Ismaël Omar Guelleh, alors directeur de
cabinet de son prédécesseur Hassan Gouled Aptidon. « J’ai subi d’énormes pressions pour revenir
sur mes déclarations. Je ne veux plus rien avoir à faire avec cette histoire », dit-il, contacté par
l’AFP en Belgique, où il s’est réfugié.

Vingt ans après les faits, « certains magistrats continuent à soutenir que mon mari a pu tomber
sur de petits malfrats », déplore Élisabeth Borrel, magistrate dans l’Ain. Elle reste persuadée qu’il
s’agit d’ « un crime d’État qui pourrait impliquer le président de Djibouti et des ressortissants
français ». Selon un ancien membre du renseignement militaire français (ancêtre de la DGSE),
Bernard Borrel enquêtait sur « des trafics » auxquels Ismaël Omar Guelleh aurait été mêlé.
« Attentat du café de Paris »

Plusieurs pistes n’ont jamais été explorées, notamment celle d’ « un trafic d’uranium enrichi
impliquant responsables africains et sociétés européennes », relève Laurent de Caunes, avocat des
enfants Borrel. Le juge aurait aussi pu détenir des informations gênantes sur l’attentat du café de
Paris à Djibouti en 1990, dans lequel le fils d’un militaire français a trouvé la mort. « On connaîtra
un jour les circonstances de l’assassinat.

Mais aujourd’hui, les blocages politiques restent
nombreux », souligne l’avocat d’Elisabeth Borrel, Olivier Morice.
Ismaël Omar Guelleh, au pouvoir depuis 1999, n’exclut pas de briguer un quatrième mandat en
2016. Pour la France, l’ancienne colonie est une place stratégique sur la mer Rouge et le golfe
d’Aden, qui accueille l’une des premières bases militaires françaises à l’étranger. Preuve de l’étroite
relation entre les deux pays, Djibouti a demandé en 2004 le dossier Borrel aux autorités
françaises.

Malgré le refus de la juge Sophie Clément qui estimait une telle mesure « contraire aux
intérêts » de l’État, le ministère des affaires étrangères annonce qu’il transmettra une copie, avant
de renoncer, sous la contrainte de la Cour internationale de justice.
Élisabeth Borrel porte plainte pour « pressions sur la justice » et une enquête est ouverte, toujours
en cours.

Fait rarissime dans les annales judiciaires, des perquisitions sont menées au Quai
d’Orsay et à la chancellerie. Les juges se déplacent à l’Élysée pour perquisitionner les bureaux de
la cellule Afrique, mais les gendarmes leur en interdisent l’accès.
«

Il fallait envoyer un signal apaisant à Djibouti, […] les tensions diplomatiques étaient très fortes à
cause de l’affaire Borrel », justifiera devant les enquêteurs Michel de Bonnecorse, le « Monsieur
Afrique » de l’Élysée de 2002 à 2007, selon la source proche du dossier. « L’enquête est délicate.
Certaines pièces n’ont pas été retrouvées dans le dossier d’instruction et de hauts magistrats vont
être entendus prochainement », indique une autre source.

Pour Élisabeth Borrel, « une première victoire » a été remportée en avril. La France a été
condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme(1) pour avoir violé la liberté
d’expression d’Olivier Morice. L’avocat avait reproché à une magistrate française sa « connivence
» avec la justice djiboutienne dans cette affaire.