28/04/05 (B295) RFI – Affaire Borrel : les expertises accréditent l’assassinat

En l’absence de témoins et d’arme du crime, les expertises scientifiques jouent un rôle capital dans le dossier Borrel. Pas moins de onze experts se sont relayés, certains retenant des hypothèses étonnantes. Mais les juges leur doivent aussi une grosse part de la vérité, car ils ont décortiqué le scénario d’un suicide impossible.

Tous les praticiens de police judiciaire vous le diront : les premières constatations sont essentielles pour résoudre l’énigme d’une mort mystérieuse. Lorsque deux gendarmes français découvrent la scène de la mort de Bernard Borrel, ils voient d’abord un 4×4 sur un parking, porte ouverte. Il est 7h20, le 19 octobre 1995. Personne à l’intérieur, dans la boîte à gant un portefeuille plein, des cartes de visite, de la monnaie et une carte d’identité au nom de Bernard Borrel.

En s’avançant vers la rambarde qui borde la plate-forme, ils aperçoivent une drôle de forme entre les rochers, une dizaine de mètres en contrebas de la falaise. Le corps du conducteur, recroquevillé comme un fœtus. Savent-ils alors que le seul juge français coopérant à Djibouti a disparu depuis la veille au soir ? Elisabeth, sa femme, a donné l’alerte à 1h30 du matin, inquiète de ne pas revoir son mari parti la veille, à 15h pour son bureau, juste après la sieste.

Immédiatement, les gendarmes signalent leur découverte. Après avoir franchi un à-pic de quatre à cinq mètres, ils parcourent 17 mètres dans la pente. La victime est partiellement brûlée sur le haut du corps, au visage, au thorax, sur la face avant des cuisses, mais pas derrière. Un individu de « race blanche », d’environ 1,75m, la tête rejetée en arrière. Les lambeaux d’un tee-shirt et d’un slip, une seule sandale carbonisée. L’autre sandale gît quelques mètres plus haut. La plante des pieds est intacte.

Premières expertises tronquées

Le premier procès-verbal est laconique, pour ne pas dire lacunaire. Quatre pages, en tout et pour tout : un simple descriptif avec un schéma, des photos du corps et des lieux. Alertées, les autorités françaises ont dépêché un hélicoptère sur place. Le corps est transféré à l’hôpital Bouffard, l’établissement militaire des Forces françaises de Djibouti. Deux médecins militaires l’examinent, font des radiographies. Aucun d’eux n’est légiste. Aucun d’eux n’a le moindre mandat judiciaire pour accomplir ces actes. Aucune autopsie n’est réalisée. Pourtant, le verdict tombe : suicide.

Trois semaines plus tard, Elisabeth Borrel enterre son mari dans le cimetière de Frouzins, dans la banlieue de Toulouse. Elle n’a pas vu le corps, trop abîmé, lui ont soufflé des « amis » coopérants. Pas de corps, pas de radios (on ne les retrouvera jamais), un certificat de décès falsifié : le doute s’installe. Une enquête pour «recherche des causes de la mort » est ouverte par le parquet de Toulouse, et l’instruction confiée à Myriam Viargues. La juge mandate le docteur Alengrin et Daniel Van Schoendel, expert en incendie réputé, régulièrement sollicité par la Division nationale anti-terroriste.

Surchargés, les deux experts ne réalisent l’exhumation et l’autopsie qu’au mois de février 1996. Leur rapport n’est pas formel, mais plusieurs éléments rendent les experts sceptiques sur la thèse du suicide : les ongles sont carbonisés, les traces de brûlures aussi ne correspondent pas au scénario d’un Bernard Borrel s’aspergeant d’essence. Et puis les objets retrouvés autour du corps sont dispersés, hors de la trajectoire de la chute qu’il est censé avoir suivi. Un bidon d’essence, un briquet, les sandales et sa montre. Enfin, autour du cadavre, il n’y a pas trace du « rayonnement thermique » qu’entraîne normalement une aussi forte combustion. Enfin, les experts ne sont pas formels, parce qu’ils n’ont même pas eu l’occasion de se rendre sur place. Djibouti n’a jamais répondu à la commission rogatoire internationale de la juge d’instruction. Néanmoins, le doute est réel.

Elisabeth Borrel a une autre lecture. Elle est désormais persuadée que le suicide est impossible. Fin 1997, elle mandate une expertise privée confiée au professeur Lazarini, expert près de la Cour de la cassation, une sommité de la médecine légale. Au vu du dossier, où il constate l’absence de traces de fumée et de suie dans les bronches, il invite les juges à « rejeter la notion de carbonisation s’étant produite du vivant du sujet». En clair, il écarte la thèse du suicide par immolation. A ce moment-là, l’instruction passe entre les mains de deux juges parisiens, Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire. Une nouvelle expertise est alors confiée au docteur Dominique Lecomte, directrice de l’Institut médico-légal (IML) de Paris.

L’expertise est biaisée dès l’origine, puisque la juge d’instruction demande à l’expert de vérifier si le « scénario du suicide est compatible » avec la scène et non de déterminer les causes de la mort. Au deuxième déplacement des juges à Djibouti, en mars 2000, une caméra vidéo enregistre la reconstitution des faits. Elle a lieu de jour, alors que les faits se sont déroulés la nuit. Avec un harnais et une corde, l’expert en médecine légale retrace, avec difficulté, le parcours supposé du juge. La descente d’un à-pic de cinq mètres, puis l’embrasement et la course folle dans une pente hérissée de rocs et de buissons épineux… A trois reprises, le docteur Lecomte effectue le trajet. Elle tombe, se relève, glisse et se couche en fœtus entre les rochers. Une étrange reconstitution à laquelle participe aussi, pieds nus, le procureur adjoint Jean-Claude Dauvel, pour démontrer que la victime a pu parcourir ce chemin escarpé sans se blesser. L’expert de l’IML conclut au suicide. Problème : plusieurs éléments des expertises précédentes contredisent ce scénario et l’ensemble de la reconstitution s’est déroulée sans les avocats d’Elisabeth Borrel.

L’intervention d’un ou plusieurs tiers signe l’assassinat

Deux ans plus tard, le juge Jean-Baptiste Parlos mandate un collège international d’experts pour tenter d’y voir clair. Nouvelle exhumation du corps, nouvelle autopsie, nouveaux prélèvements : tous les moyens sont mis en œuvre. Le résultat est stupéfiant. D’abord, l’examen du squelette permet de découvrir deux fractures, « deux lésions osseuses vraisemblablement péri mortem (Ndlr : autour de la mort, juste avant ou juste après) », précise l’expertise anthropologique du professeur Gérald Quatrehomme. L’une se situe dans la région pariétale droite (la tempe) et l’autre au cubitus (os de l’avant-bras) gauche. Leur interprétation est la suivante, la première fracture sur le crâne est le résultat d’un « coup direct », la seconde au bras fait plutôt penser à une « une lésion de défense. » Comment expliquer que tous les médecins et experts ayant examiné le corps n’aient pas vu ces lésions ? Mystère… Mais ce n’est pas pas tout. L’équipe va débusquer d’autres anomalies. Agnès Guironnet et Danielle Denis, du laboratoire de police scientifique de Lyon, identifient, en plus du supercarburant qui a servi à carboniser le haut du corps, des traces « d’hydrocarbures en quantité plus importante », du type de celle que l’on trouve « dans des solvants de peinture, d’insecticide, de polish ainsi que dans des pétroles lampants ». Or, les gendarmes de la prévôté n’ont découvert dans les rochers qu’un seul bidon d’essence. L’existence d’un deuxième produit inflammable signe la présence d’un tiers et la mise en scène de la mort de Bernard Borrel. Mise en scène aux multiples aspects. Dans les scellés, les enquêteurs ont indiqué la présence de « cannabinol sur des mouchoirs en papier, de fragments de chanvre à l’intérieur des poches du short ». Autrement dit, Bernard Borrel était sans doute drogué au moment de passer à l’acte. Or, l’analyse toxycologique du docteur Gilbert Pépin sur les cheveux de Bernard Borrel est très précise : « la recherche de cannabinoïdes et d’amphétaminiques s’est avérée négative». Les assassins ont donc voulu faire croire à un macabre rituel suicidaire.

En conclusion, le collège d’experts avance prudemment sur la cause du décès : « on peut raisonnablement s’interroger sur l’existence d’un traumatisme crânien à l’origine de la mort.(…) consécutif à un coup porté par un instrument contondant ou contondant et tranchant ». L’arme du crime n’est pas identifiée, mais elle existe. Enfin, ils précisent : « l’hypothèse d’un décès dû à des brûlures secondaires à une aspersion par un ou plusieurs liquides inflammables peut être définitivement écartée». Une phrase essentielle, puisqu’elle met fin au mythe de la version officielle. Depuis deux ans, la justice française sait que l’affaire Borrel est d’abord l’histoire d’un suicide impossible.

Article publié le 27/04/2005