03/05/07 (B393-B) LIBERATION : Deux juges ont essayé de perquisitionner hier au palais présidentiel. En vain.

L’affaire
Borrel tente de forcer les portes de l’Elysée

Par Karl LASKE

A
l’Elysée, le mot «perquisition» n’avait encore jamais été
prononcé de cette façon.

Pour de vrai.

Quatre jours avant le second tour de l’élection présidentielle,
deux juges d’instruction parisiennes, Fabienne Pous et Michèle Ganascia,
se sont présentées hier au palais de l’Elysée, avenue
Marigny. Chargées d’enquêter sur d’éventuelles pressions
dans l’affaire Borrel, magistrat retrouvé mort à Djibouti en
1995, elles ont demandé à perquisitionner le bureau de Michel
de Bonnecorse, chargé des affaires africaines de l’Elysée. L’accès
leur a été refusé en vertu du statut pénal du
président de la République. Elles ont eu beau expliquer que
leurs réquisitions ne visaient pas Jacques Chirac, rien n’y a fait.

«Intolérable.»

Les 19 et 20 avril, les juges avaient conduit des perquisitions au ministère
des Affaires étrangères et à la chancellerie, au cours
desquelles des documents relatifs à la gestion politique de l’affaire
avaient déjà été saisis. A quelques jours de la
présidentielle, l’urgence était à leurs yeux le risque
d’un «dépérissement de preuves» avec le départ
des collaborateurs de Chirac. Elisabeth Borrel, la veuve du juge, a obtenu,
en mars 2006, l’ouverture d’une information judiciaire, connexe à celle
ouverte sur la mort de son mari, visant les interventions en faveur des autorités
djiboutiennes, soupçonnées d’avoir joué un rôle
dans la disparition du juge Borrel. La plainte d’Elisabeth Borrel visait initialement
l’annonce par le Quai d’Orsay de la transmission d’une copie du dossier d’instruction
à Djibouti.

Arrivées à l’Elysée vers 10 h 15, suivies par
deux greffières, deux experts, cinq policiers et deux avocats des parties
civiles, Fabienne Pous et Michèle Ganascia ont créé la
surprise, si ce n’est la panique.

«On a vécu un grand moment, commente Me Olivier Morice, avocat
de la partie civile. Les juges ont fait état de leur qualité,
mais les gendarmes ont refusé qu’elles entrent à l’Elysée.
L’un d’eux a même pris Fabienne Pous à bras le corps. Et nous
avons dû nous interposer.»

Le calme revenu, les juges ont proposé que l’Elysée prenne des
copies des pièces éventuellement saisies. Inutilement. «Le
seul argument qui leur a été opposé, c’est l’article
67 de la Constitution», relate Me Morice. Adopté en février,
dans le cadre de la réforme du statut du chef de l’Etat, cet article
stipule que «le président de la République n’est pas responsable
des actes accomplis en cette qualité», et qu’il ne peut être
requis de témoigner ni de faire l’objet d’un acte d’instruction ou
de poursuite durant son mandat.

«L’immunité du Président n’a rien à voir
avec la possibilité de perquisitionner à la cellule des affaires
africaines de l’Elysée, commente Me Morice.
C’est une obstruction
intolérable à l’action de la justice.» Plusieurs constitutionnalistes
ont eux aussi mis en doute, hier, la légalité de «l’utilisation
opportuniste» de l’article 67 par l’Elysée.

Secret.

Jusqu’au dernier moment, les juges ont gardé secret le lieu de leur
perquisition. Y compris vis-à-vis du parquet, absent de l’opération.
«La position de principe du procureur est que dès lors que nous
ne sommes pas informés du lieu des perquisitions, nous n’avons pas
à courir derrière les juges», a fait savoir le parquet.
Averti dès mardi soir de la préparation d’une perquisition dans
Paris, mais «sans indication du lieu», le parquet n’a été
prévenu téléphoniquement par les juges qu’à leur
arrivée avenue Marigny.

Comme lors des perquisitions de l’affaire Clearstream, l’an dernier, les juges
tentent de préserver le plus longtemps l’effet de surprise. Alors que
le procureur s’était plaint des réveils intempestifs auxquels
était soumis le parquet, il a opté pour une forme de retrait
dans l’affaire Borrel. En avril, aucun substitut ne s’est déplacé
au Quai d’Orsay ou à la chancellerie. Les gendarmes chargés
de l’enquête avaient aussi refusé de participer aux opérations
«compte tenu du contexte politique de période électorale»,
provoquant les protestations des syndicats de magistrats.

Selon la partie civile, certaines pièces
saisies lors de ces perquisitions font apparaître des «concertations»
entre Laurent Le Mesle, ancien directeur de cabinet du garde des Sceaux, aujourd’hui
procureur général de Paris, Pierre Vilmont, directeur de cabinet
du ministre des Affaires étrangères, et Michel de Bonnecorse,
à l’Elysée, en vue d’établir le communiqué annonçant
la transmission du dossier judiciaire à Djibouti, en janvier 2005.

La juge d’instruction Sophie Clément, dont dépendait
seule la décision, allait choisir quelques jours plus tard de s’opposer
à toute communication. «La république de Djibouti avait
formulé cette demande fin 2004, à partir du moment où
il ressortait de l’enquête française que le juge Borrel avait
pu être assassiné, explique Me Francis Szpiner, avocat de Djibouti.
Le corps du magistrat n’avait pas été autopsié, ni même
examiné par les Djiboutiens. La coopération a été
sans réserve : policiers, magistrats et mêmes avocats ont pu
se rendre à Djibouti.»

Soubresauts.

La thèse du suicide du juge a prévalu jusqu’en 2003, lorsqu’une
nouvelle autopsie a conclu à l’intervention vraisemblable «d’un
ou plusieurs tiers».

La thèse du meurtre s’est trouvée confortée par
la déclassification de notes de la DGSE et la découverte récente
de traces d’ADN sur le short porté par Borrel au moment de sa mort.


Dès 1999, un ancien membre de la garde présidentielle avait
accusé l’ex-directeur de cabinet du président, Ismaël Omar
Guelleh, actuel président de la République, d’avoir commandité
le meurtre. «Je ne sais pour quelle raison les autorités djiboutiennes
auraient fait tuer le juge Borrel, questionne Me Szpiner. Je n’ai pas de mobile,
ni d’assassins reliés à la présidence.»

Mais les moindres soubresauts de l’enquête ont des conséquences
diplomatiques entre la France et Djibouti.

En février, la juge Sophie Clément a convoqué
par fax, pour la deuxième fois, Ismaël Omar Guelleh, dont elle
savait qu’il serait présent au sommet franco-africain. Mais l’Elysée
avait assuré au Président que son immunité serait pleine
et entière.