19/09/08 (B466) Le Point / Somalie – La guerre aux pirates

La multiplication des attaques, de plus en plus violentes, contre des navires au large des cĂ´tes somaliennes a conduit Nicolas Sarkozy Ă  dĂ©clencher lundi une opĂ©ration militaire d’envergure pour dĂ©livrer les otages du voilier « CarrĂ© d’as ». Et Ă  rĂ©clamer la crĂ©ation d’une « police des mers ».
Olivier Weber et Jean Guisnel

Alerte en haute mer !

De plus en plus audacieux, de mieux en mieux Ă©quipĂ©s, les pirates somaliens gagnent le large. Et attaquent dĂ©sormais, Ă  des centaines de kilomètres de leurs bases, navires de plaisance comme chalutiers. TĂ©moin, après la prise d’otages sur un voilier, dĂ©but septembre, la mĂ©saventure survenue au « Drennec », un thonier français attaquĂ© dans la nuit de samedi Ă  dimanche au lance-roquettes, Ă  750 kilomètres des cĂ´tes. Un nouvel assaut qui a sans doute poussĂ© Nicolas Sarkozy Ă  prendre, lundi 15, Ă  21 heures, la dĂ©cision de lancer un raid spectaculaire contre les preneurs d’otages du couple de convoyeurs du voilier français de 16 mètres « CarrĂ© d’as », dĂ©tenus par leurs ravisseurs depuis deux semaines.

D’autant que les pirates et leurs otages faisaient route vers le village d’Eyl, sur la cĂ´te somalienne, sorte de version africaine de l’Ă®le de la Tortue, oĂą il aurait Ă©tĂ© beaucoup plus compliquĂ© d’agir. Une opĂ©ration savamment orchestrĂ©e avec une trentaine de commandos marine du Commandement des opĂ©rations spĂ©ciales (COS) en Zodiac.

Pour les membres du commando Hubert dĂ©ployĂ©s par la frĂ©gate « Courbet », mission rĂ©ussie : en dix minutes d’une opĂ©ration coup de poing, ils ont pu libĂ©rer le couple de Français, avec l’assistance de l’armĂ©e allemande, qui, pendant toute la phase de traque, sinon au moment de l’assaut, a mis Ă  disposition de la marine française un PC volant, un avion bourrĂ© d’Ă©lectronique qui permettait notamment d’assurer les liaisons radio. Bilan : six pirates capturĂ©s-et bientĂ´t ramenĂ©s en France-et un tuĂ©.

« Cette opĂ©ration est un avertissement pour tous ceux qui se livrent Ă  cette activitĂ© criminelle », a martelĂ© Nicolas Sarkozy, mardi, lors d’une confĂ©rence de presse improvisĂ©e Ă  l’ElysĂ©e. Le message est clair : la flibuste ne paie plus. Et l’ambition est Ă©vidente de mettre en place une « police des mers » pour contrer ce qui est devenu une vĂ©ritable industrie du crime.

Attaques au lance-roquettes.

Il y a urgence. Lundi 15 septembre, un chimiquier de Hongkong, avec un Ă©quipage constituĂ© de 22 hommes, a encore Ă©tĂ© interceptĂ© au large des cĂ´tes somaliennes par un commando lourdement armĂ©. Une cinquantaine d’otages de toutes nationalitĂ©s sont toujours dĂ©tenus par 150 pirates. Et l’attaque du thonier « Le Drennec » marque une nouvelle gradation dans la violence de cette flibuste des temps modernes.

RĂ©fugiĂ© aux Seychelles, le commandant Patrick HĂ©liès n’en revient toujours pas : son premier filet Ă  peine posĂ©, il vit foncer un hors-bord ultrarapide. Une autre vedette, elle, s’Ă©tait dĂ©jĂ  approchĂ©e de sa poupe, par un vent de force 3 Ă  4 sur l’Ă©chelle de Beaufort, dans cette zone frĂ©quentĂ©e par une vingtaine de thoniers français et une trentaine d’espagnols. Patrick HĂ©liès lance ses machines Ă  fond et vire de bord.

Surpris, les bandits somaliens tirent au lance-roquettes RPG-7. Des armes que l’on trouve facilement sur les marchĂ©s somaliens. « Quatre roquettes ont Ă©tĂ© tirĂ©es , dit-on chez CMB, l’armateur du thonier Ă  Concarneau. Un carnage a Ă©tĂ© Ă©vitĂ© de justesse… »

Le mĂŞme jour, un tanker de 137 mètres battant pavillon panamĂ©en, le « Golden Elizabeth », avec 13 marins philippins Ă  bord, Ă©chappait Ă  une autre embuscade maritime. Depuis le dĂ©but de l’annĂ©e, les attaques sont lĂ©gion. A tel point que mĂŞme le « rail », le point de passage des pĂ©troliers et autres grands navires marchands, n’est plus Ă  l’abri, malgrĂ© la prĂ©sence, depuis le 11 septembre, de bâtiments militaires occidentaux pour lutter contre le terrorisme.

Et la piraterie locale, artisanale, telle que l’avait connue Henri de Monfreid, est devenue au large de la Somalie une industrie Ă  part entière. On savait la piraterie de retour. Elle est dĂ©sormais hyper-armĂ©e, entraĂ®nĂ©e et aguerrie aux mĂ©thodes de l’abordage en pleine mer.

Deux jours plus tĂ´t, un autre bâtiment de pĂŞche, le thonier espagnol « Plaja Anzora », avait dĂ©jouĂ© une attaque lancĂ©e Ă  partir de quatre hors-bord. « Tout cela Ă©tait prĂ©visible , dit Anne-Sophie AvĂ©, dĂ©lĂ©guĂ©e gĂ©nĂ©rale d’Armateurs de France. En Somalie, zone de non-droit, le peu d’Etat qui existe ne fait rien pour nous aider. » Du coup, c’est l’escalade.

Les pirates transforment leurs prises en « bateaux mères » . Quatre ou cinq boutres et remorqueurs piratĂ©s errent ainsi dans les eaux internationales, malgrĂ© la surveillance des patrouilles de la coalition dans le golfe d’Aden, et servent de refuge aux puissants hors-bord, souvent camouflĂ©s sous des bâches. Ensuite, les moyens financiers : les rançons demandĂ©es (on Ă©voque la somme de 2 millions de dollars pour « Le Ponant », attaquĂ© en avril) alimentent un trĂ©sor de guerre qui permet d’acheter des armes.

« Celles-ci proviennent de Russie et des ex-pays de l’Est », avertit un armateur. Enfin, selonles informations recueillies par Le Point , les bandits des mers ont leurs « oreilles » dans de nombreux ports africains et bĂ©nĂ©ficient des plans de route des navires. « Avec la pauvretĂ©, tout s’achète, y compris un capitaine de port », dit le mĂŞme armateur, qui souhaite garder l’anonymat.

Les pirates, eux, ne reculent devant rien : Patrick Marchesseau (1), commandant du « Ponant », pris en otage au printemps, confie que ses assaillants, Ă©quipĂ©s de 8 kalachnikovs et d’un RPG-7, Ă©taient saouls, droguĂ©s au khat, et Ă©taient prĂŞts Ă  arroser le pont de balles Ă  tout instant. « Un bateau mère yĂ©mĂ©nite a Ă©tĂ© utilisĂ© pour l’attaque , raconte le marin. A bord se cachait une coque rigide de 7 mètres avec un moteur de 60 CV, suffisant pour nous rattraper alors que nous filions Ă  13 noeuds. »

Les forbans de la Corne de l’Afrique sont ainsi devenus de redoutables capitaines. Ils se partagent le gâteau en trois zones : le golfe d’Aden, le large du petit port d’Eyl, près de la pointe de la Corne de l’Afrique, refuge des forbans, et l’ocĂ©an Indien. Sur les hors-bord, souvent dotĂ©s de moteurs de 200 CV, ils disposent de radios et de GPS, et peuvent aisĂ©ment se replier dans un port somalien.

Accompagnement militaire

Il existe bien un droit de poursuite, obtenu de haute lutte, en juin Ă  l’Onu, par la France et les Etats-Unis avec la rĂ©solution 1816. « Mais les Somaliens mettent huit jours avant de rĂ©pondre », soupire-t-on aux Armateurs de France. Armer les Ă©quipages ? Guère mieux, estiment les commandants. Pourtant, des capitaines amĂ©ricains, y compris sur des navires de croisière, russes et israĂ©liens n’hĂ©sitent plus Ă  embarquer des armes.

« Mais c’est une pente dangereuse, car on tomberait alors dans la surenchère », dit un responsable de compagnie maritime. Reste la solution de l’accompagnement militaire. « IrrĂ©aliste pour certains. Mais il est possible d’organiser des convois, Ă  14 noeuds, comme pendant la Seconde Guerre mondiale », estime FrĂ©dĂ©ric Fave, directeur de la sĂ©curitĂ© Ă  la compagnie CGA CGM et qui a dirigĂ© la cellule de crise lors de la prise d’otages Ă  bord du bateau de croisière « Le Ponant », en avril.

Depuis cette semaine, un bâtiment de la marine nationale française accompagne les navires qui traversent le golfe d’Aden.

Les pirates sont donc sur le pied de guerre, avec des radars et le système d’identification automatique AIS, qui dĂ©tecte dĂ©sormais non seulement le positionnement, mais aussi la vitesse, la route et la destination. « L’allure faible, c’est la proie idĂ©ale », dit FrĂ©dĂ©ric Fave. Dans l’attente d’une police maritime internationale, les armateurs, eux, n’ont pas de parade. Alors, pour contrer cet obstacle Ă  la libertĂ© sur les mers, certains veulent embarquer des « Ă©quipages spĂ©cialisĂ©s ». « Le but est de rĂ©pondre aux attaques par lance-roquettes avec des moyens de type sniper : tirer sur le moteur, sur la coque, voire plus », avertit un expert. Pirates du grand large contre mercenaires des mers, la bataille pourrait ĂŞtre sanglante.

1. « Prise d’otages sur Le Ponant », de Patrick Marchesseau (Michel Lafon).

Piraterie planétaire

Il n’y a pas que les cĂ´tes somaliennes Ă  ĂŞtre frĂ©quentĂ©es par les pirates. Le Nigeria est un autre endroit de prĂ©dilection pour les assaillants de navires. « Les eaux les plus dangereuses au monde » , estime Anne-Sophie AvĂ©, dĂ©lĂ©guĂ©e gĂ©nĂ©rale d’Armateurs de France. Autres zones pĂ©rilleuses : les cĂ´tes indiennes et le dĂ©troit de Malacca, entre la Malaisie et l’Ă®le indonĂ©sienne de Sumatra. A la sortie de Singapour, vers l’Orient, des navires sont rĂ©gulièrement attaquĂ©s.

Le Bureau maritime international (BMI) recueille ainsi chaque semaine les statistiques concernant les actes de piraterie. Et un centre international a Ă©tĂ© mis en place Ă  Kuala Lumpur, permettant de coordonner l’action des marines rĂ©gionales. Reste que plus d’un tiers des attaques ne serait pas recensĂ©, soit par discrĂ©tion de la part des armateurs, soit parce qu’il s’agit de bateaux de pĂŞche de pays en dĂ©veloppement dont les propriĂ©taires sont peu soucieux du sort des Ă©quipages.

Dernière recommandation du BMI aux commandants de bord : Ă©viter de croiser les navires « Burum Ocean » et « Athena »-des bateaux de pĂŞche fabriquĂ©s en Russie : capturĂ©s en haute mer, ils serviraient dĂ©sormais de bateaux mères aux pirates de la Corne de l’Afrique.