21/11/08 (B475) Le Figaro / Reportage exclusif en Somalie chez ces bandits des mers qui défient le monde.

MANON QUEROUIL
VERONIQUE DE VIGUERIE
GETTY IMAGE (photos)

Le détournement d’un superpétrolier saoudien chargé de brut au large de la Somalie illustre l’incroyable audace dont font désormais preuve les pirates de la région. Nos reporters sont allés à la rencontre de ces pillards des mers qui contrôlent l’une des routes maritimes les plus stratégiques au monde.

Au terme de dix heures de route, sur une piste défoncée qui traverse un désert de pierres, se découpent au loin les silhouettes massives des bateaux grec, japonais et ukrainien retenus depuis plus de deux mois à proximité du village de Hobyo, sur la côte est de la Somalie. Un no man’s land pelé au décor invariable : des buissons d’épines, quelques troupeaux de chèvres efflanquées et des groupes d’hommes en armes. Le rendez-vous est fixé plus au nord, aux confins d’une plage déserte, où ne tarde pas à débarquer un pick-up rempli de miliciens, mitraillette au poing et munitions en bandoulière. La section de terre, venue en repérage… En contrebas, sur une mer calme, une petite embarcation blanche apparaît avec à son bord sept hommes cagoulés. Un bref échange d’instructions par téléphone satellite avec ses hommes à terre, et le chef des pirates se dirige prestement vers le rivage, un vieux pull enroulé autour de la tête en guise de turban, un lance- roquettes rouillé calé contre son épaule osseuse.

Abdullah Hassan, surnommé « celui qui ne dort jamais », a 39 ans et dirige depuis trois ans un gang de 350 hommes, mélange hétéroclite d’anciens pêcheurs et de miliciens désœuvrés ironiquement baptisés les « gardes-côtes ». A son actif : une trentaine de prises depuis le début de l’année, dont le cargo ukrainien Faina, menées en collaboration avec une autre bande. « Avant, j’étais un honnête pêcheur, déclare-t-il en remontant son pagne élimé pour s’accroupir sur le sable brûlant, mais depuis que les chalutiers étrangers ont vidé nos mers, il faut bien sur vivre… » Et Abdullah, en dépit des apparences, s’en sort plutôt bien : 10 millions de dollars de recette depuis le début de l’année, de quoi payer grassement ses troupes, réinvestir dans des armes plus sophistiquées et des bateaux plus puissants, importés du Kenya ou de Dubaï, et mettre sa famille à l’abri du besoin. « Aujourd’hui, l’argent n’est plus un problème », confirme-t-il en hochant la tête, content.

Le capitaine se montre plus crispé quand on l’interroge sur ses techniques de guerre, qu’il se refuse d’emblée à divulguer : secret défense. Mais avec plus d’une soixantaine d’attaques répertoriées depuis le début de l’année par le Bureau maritime international, parfois réalisées à plus de 300 milles des côtes somaliennes, le modus operandi des forbans des mers n’est plus vraiment un mystère. C’est depuis un « bateau mère » – souvent un imposant chalutier de confection russe – que sont lancés à l’abordage des hors-bord surpuissants qui, en quelques minutes, viennent se coller au flanc du navire repéré. Une rafale de tirs dissuasive, un grappin arrimé à la passerelle, et les pirates sont maîtres à bord. « Le secret d’une attaque réussie, c’est la vitesse d’exécution », consent à révéler Abdullah Hassan, qui souligne que ses troupes, bien entraînées, peuvent mener un abordage en moins d’un quart d’heure. « Et sans effusion de sang », précise-t-il.

Car les pirates somaliens mettent un point d’honneur à mener des attaques « propres » et bien encadrées, où chaque homme obéit à un strict règlement et où la sécurité des otages est préservée. « Bien nourri, confiné dans un espace du bateau qui lui est réservé, l’équipage retenu à bord n’a de contact qu’avec l’interprète pour éviter d’éventuels dérapages, notamment avec le personnel féminin », explique Abdullah Hassan, qui se pique d’être un « bon musulman ».

Depuis les techniques de repérage des navires arraisonnés à l’aide de GPS dernier cri jusqu’aux négociations rondement menées par un porte-parole pour le versement des rançons (entre 1 et 2 millions de dollars en moyenne aujourd’hui), l’industrie de la piraterie est actuellement un système bien rodé en Somalie. Même s’il s’est trouvé un peu bousculé par l’intervention musclée de l’armée française en septembre dernier pour libérer le voilier Carré d’As. Car en dépit des fanfaronnades du chef des pirates, qui soutient que « les Français ne font peur à personne », ses troupes dorment désormais en mer par crainte d’un coup de filet sur le sol somalien.

La médiatisation croissante autour du village côtier d’Eyl, au cœur de la région autonome du Puntland et identifié comme l’épicentre de la piraterie, les a également poussés à se déplacer plus au sud, à In Dawa, situé à 30 kilomètres de Hobyo, dans l’Etat autoproclamé de Galmudug. Sa capitale, Galcayo, théâtre de fréquents affrontements entre clans rivaux pour le contrôle des points d’eau et de la route principale vers Bosasso, est devenue la nouvelle base arrière des flibustiers qui viennent s’y approvisionner en nourriture et en khat, une plante euphorisante mâchonnée dans toute la région et dont ils font une grosse consommation. Plusieurs fois par semaine, des camions bringuebalants acheminent également les fameux speed-boats depuis la gare routière de Galcayo vers Hobyo, Eyl ou Harardere.

Derrière son vaste bureau immaculé, le président de l’Etat de Galmudug, Mohamed Warsame, hausse les épaules avec fatalisme : c’est un fait établi, les pirates sont aujourd’hui intouchables. Car avec une quarantaine de policiers payés une centaine de dollars par mois pour sécuriser les environs de Hobyo, le combat est perdu d’avance.

« Il suffit de bombarder le « Faina » et son précieux chargement… »

Aux Etats-Unis depuis la création, en 2006, de ce nouvel Etat issu de la partition de la région centrale de Somalie, l’homme, récemment rentré au pays, semble plus préoccupé par le renouvellement de sa carte verte que par l’établissement d’un semblant de sécurité dans la région. Ce qui ne l’empêche pas d’épingler tour à tour les autorités de l’Etat rival du Puntland, « forcément de mèche avec les pirates », et les puissances occidentales, une « bande de touristes amateurs » qui, en cédant systématiquement au chantage des flibustiers, entretiennent leur industrie florissante.

La solution est pourtant simple, s’agace le Président : il suffit de bombarder le Faina et son précieux chargement. Quant à l’équipage retenu à bord ? Un « inévitable dommage collatéral » inhérent à chaque guerre…

La méthode ne semble cependant guère faire recette auprès des « touristes occidentaux » qui encerclent le Faina et continuent, microphone en main et au gré des humeurs du porte-parole des pirates, Sugule Ali, à mener les négociations en vue d’éviter le scénario catastrophe qui fait se dresser les cheveux sur la tête de tous les experts en sécurité : le débarquement sur le sol somalien du lourd arsenal contenu dans le ventre du cargo ukrainien. Quelque 33 chars d’assaut, 150 lance-roquettes, 2 missiles air-sol et des milliers d’obus et de munitions… De quoi mener une sale guerre dans un pays déjà ravagé par les conflits internes. Car cette prise de premier choix, dont la rançon atteindrait aux dernières nouvelles le chiffre record de 5 millions de dollars, attise les convoitises et ne va pas sans créer des tensions entre les pirates et les miliciens de l’Union des tribunaux islamiques (UTI), qui veulent aussi leur part du gâteau.

Loin de constituer un joint-venture politico-religieux sur lequel flotterait l’ombre d’al-Qaida, chaque groupe poursuit au contraire des objectifs diamétralement opposés. « Eux veulent récupérer les armes pour combattre les troupes du gouvernement, nous, nous voulons simplement l’argent pour faire vivre nos familles », résume le chef des pirates que nous avons rencontré et qui s’offusque de la rumeur selon laquelle des membres d’al-Shabab, la milice religieuse de l’UTI, encadreraient l’entraînement des pirates. « Si quelqu’un a des leçons de guerre à recevoir, ce n’est certainement pas nous », lance-t-il, vexé. Des relations houleuses qui ne datent pas d’hier, puisque, en 2006, l’UTI alors au pouvoir avait pendu haut et court le chef des pirates de Hobyo…

Point d’alliance explosive, donc, entre fous d’Allah et brigands des mers. Pas plus que d’hommes d’affaires en costume-cravate, de bureaux de change, de maisons luxueuses ou de restaurants destinés à nourrir les otages dans les villages côtiers de Somalie, contrairement à ce que l’on a souvent pu lire. De tout temps, les histoires de pirates ont inspiré les conteurs, mais en termes romanesques, leurs contemporains somaliens sont plutôt décevants. « Il n’y a que des kalachnikovs, des chèvres et du khat ici », rapporte, dépité, un journaliste local qui s’est récemment rendu à Eyl.

Aucun signe visible d’opulence non plus à Hobyo, semblable à tous les petits hameaux poussiéreux qui s’égrènent le long de la côte somalienne. Ce qui ne veut pas dire que l’industrie de la piraterie ne soit pas rentable, loin s’en faut. Les estimations établies par l’institut d’études britannique Chatham House, qui évalue son revenu annuel autour de 30 millions de dollars, semblent même en deçà de la réalité, compte tenu des sommes exorbitantes versées par les armateurs ces derniers mois. En réalité, comme l’analyse justement un responsable d’une ONG locale qui travaille au contact des familles de pêcheurs, les pirates investissent de préférence dans leurs villages d’origine, souvent à plusieurs centaines de kilomètres des principaux repaires de la piraterie.

Avec l’argent touché grâce à la rançon du voilier français Le Ponant en avril dernier, Ali Ahmad, 27 ans, s’est ainsi fait construire une vaste demeure à Galcayo où vit sa famille, et qui détonne au milieu des bicoques de fortune environnantes. Sur les 2 millions perçus par son groupe, lui a touché 100 000 dollars avec lesquels il s’est également offert un 4 x 4, une deuxième femme et des kilos de khat. Lubies de nouveau riche auxquelles cèdent souvent les pirates… Mais l’homme a aussi investi dans l’achat d’armes et d’un hors-bord, qu’il a ensuite loués à un groupe pour mener l’abordage d’un navire japonais le mois dernier.

Marge dégagée ? Trente mille dollars. Une « bonne opération », se félicite le jeune pirate, qui, sans doute échaudé par l’arrestation de six de ses collègues à la suite de la prise du Ponant, préfère désormais se consacrer au financement des opérations et sous-traiter les attaques. D’autant que les sous-fifres prêts à faire le sale boulot ne manquent pas.

Mohamad, 40 ans et six enfants à charge, vit depuis plus de vingt ans dans une ruine ouverte aux quatre vents du centre de Galcayo. La semaine dernière, il a reçu de l’argent « d’amis d’amis » pour financer son voyage jusqu’à Hobyo, où il est attendu pour participer à une prochaine attaque. La rude sécheresse de cette année a eu raison de ses dernières réticences : « Mes enfants crèvent de faim, je n’ai plus le choix », confie-t-il, adossé à un mur lépreux, avant d’ajouter : « Tout le monde le sait, la piraterie est la seule activité qui rapporte ici. » Surtout qu’elle est socialement bien acceptée en Somalie et que les pirates, auréolés d’un certain prestige, jouissent de nombreux avantages.

Se revendiquer de la grande famille des « gardes-côtes » permet d’obtenir des crédits auprès des commerçants ou un laissez-passer aux check-points, rapporte, halluciné, un employé du Croissant rouge somalien. Les pirates sont même devenus les héros d’une bande dessinée satirique très populaire dans le pays, dans laquelle on voit de jolies femmes snober les miliciens au profit des nouveaux seigneurs de la mer…

Mais le détournement de plusieurs cargos contenant de l’aide alimentaire, dans un pays où près de 40 % de la population en dépend, commence à entamer la cote de popularité des flibustiers, tout comme l’inflation générée par l’afflux massif de dollars déversés dans la région. Les pirates sont également dans le collimateur des autorités du Puntland, particulièrement vigilantes ces derniers temps à se poser en acteurs farouches de la lutte contre la piraterie – certains officiels étant accusés de s’en mettre plein les poches. Témoin de la bonne volonté du gouvernement : la prison surchargée de Bosasso, où les journalistes sont encouragés à se rendre afin de constater qu’une centaine de pirates y croupissent actuellement. Parmi eux, neuf hommes appréhendés le mois dernier par l’armée française lors d’une patrouille dans les eaux somaliennes et qui risquent « de quinze ans d’emprisonnement à la peine capitale », affirme Bile Qabowsade, le porte-parole des autorités du Puntland.

Ce zèle affiché ne semble pas inquiéter outre mesure les pirates, qui continuent à enchaîner les attaques à une cadence infernale : pas moins de 26 répertoriées ces quatre derniers mois. Outre les problèmes évidents que pose l’absence de sécurité sur une des routes maritimes les plus stratégiques au monde, où transitent chaque année de 20 000 à 30 000 navires – dont les pétroliers venus du golfe Persique -, plusieurs observateurs s’inquiètent d’une possible récupération politique du business de la piraterie dans un pays déjà à feu et à sang. Et les Cassandre de prédire que la piraterie sera bientôt aux nombreuses milices somaliennes ce que l’opium est aux talibans d’Afghanistan : le nerf de la guerre.