12/01/2000 – ENQUETE: Un magistrat français aurait bien été assassiné à Djibouti en octobre 1995. Le témoin surprise qui trouble la justice ( Le FIGARO-Mardi 11 Janvier 2000 ).

Le témoignage inédit vient relancer l’enquête sur la mort mystérieuse d’un magistrat français, à Djibouti, le 19 octobre 1995. Officiellement,le juge Bernard Borrel, conseiller du ministre de la Justice à Djibouti,se serait suicidé en s’immolant par le feu en face de l’île du Diable.
Alors que la justice française s’apprête à classer l’affaire, un militaire djiboutien proche du pouvoir accrédite la thèse d’un assassinat à caractère politique.

Bruxelles: de notre envoyée spéciale-Alexandrine Bouilhet.

C’est un homme qui a peur. Peur pour sa vie et celle de sa famille. On peut le comprendre: son témoignage met en cause Ismael Omar Guelleh,l’actuel président de la République de Djibouti, dans la mort suspecte
du juge Bernard Borrel, survenue à Djibouti, en octobre 1995.
Réfugié en Belgique, où il tente d’obtenir l’asile politique depuis plus d’un an, cet ancien officier djiboutien de 36 ans nous reçoit chez son avocat, à Bruxelles. « sachez que je n’ai rien à gagner en
témoignant. Je prends même des risques car j’ai encore de la famille à Djibouti… », dit-il en préambule. Elégant, d’allure sportive, Mohamed
Saleh Alhoumekani à décidé de parler pour « soulager sa conscience », mais aussi « pour Mme Borrel », dont le mari, dit-il, était un homme « très respectable », et « injustement sali ».

Prudent, il s’en tiendra à l’essentiel. A l’époque du « crime », cet officier, nommé lieutenant d’infanterie de l’armée djiboutienne,travaillait comme adjoint à la sécurité dans la garde présidentielle. A ce titre, il était notamment chargé de veiller à la sécurité rapprochée du président Hassan Gouled Aptidon. Le 19 octobre 1995, jour de la
découverte du corps de Bernard Borrel, carbonisé, dans un ravin, Mohamed Saleh Alhoumekani prétend avoir assisté à une discussion compromettante
à laquelle participait Ismael Omar Guelleh, alors chef de cabinet du président Aptidon. Cette discussion aurait eu lieu en début d’après-midi, « vers 14 heures », dans les jardins du palais présidentiel.
« Cinq hommes sont arrivés en 4×4 à la présidence pour voir Omar Guelleh », raconte-t-il. Parmi eux, il reconnait le colonel Ahmed Mahdi,chef de corps de la gendarmerie, et Hassan Said, le chef du SDS, les
services secrets djiboutiens. A sa grande « surprise », il voit également descendre du 4×4 le terroriste djiboutien Awalleh Guelleh Assoweh, qui était censé être en prison pour sa participation à l’attentat du Café de Paris (lire encadré).

Awalleh Guelleh qu’il avait déja vu dans la résidence privée du chef de cabinet, mais « jamais » dans l’enceinte du palais présidentiel, était
accompagné par deux « étrangers », dont il ignore l’identité.

L’entretien, auquel M. Alhoumekani assiste en tant que chargé de sécurité, porte sur la mort du juge Borrel. « La mission est accomplie » aurait indiqué le terroriste djiboutien, en somali, au chef de cabinet
de la présidence. « Le juge fouineur a été tué sans aucune trace » .
Méfiant, Ismael Omar Guelleh aurait alors demandé à l’un des étrangers si le travail avait vraiment été « bien fait ». Lequel lui aurait confirmé
qu’il n’y avait « pas de traces », précisant qu’il fallait « donner des instructions au colonel pour que tout disparaisse ». Le colonel Mahdi aurait conclu l’entretien en assurant qu’il avait « fait disparaitre la main courrant », qui signalait le dernier passage du juge Borrel à un barrage militaire.
D’après M. Alhoumekani, ce rendez-vous entre « commenditaire » et « exécutants » n’aura duré que vingt minutes.

Hier, LE FIGARO a tenté, en vain, de joindre la présidence, à Djibouti, pour obtenir sa réaction.

Tenu par le devoir de réserve, l’officier djiboutien n’a parlé de la teneur de cette conversation « choquante » qu’à son épouse.
Limogé en janvier 1997 de la garde présidentielle pour avoir refusé d’exécuter certains ordres, M. Alhoumekani s’est finalement exilé en Belgique en août 1998, avec sa femme et ses deux enfants. Par
l’intermédiaire de son avocat bruxellois, Maitre Luc Cambier, il a proposé son témoignage à la police judiciaire belge, laquelle a promis de contacter Interpol. Depuis trois mois, cette promesse est restée
lettre morte. Aujourd’hui, Mohamed Saleh Alhoumekani accepte d’être directement entendu par la justice française. Informée de ce nouveau témoignage, Elisabeth Borrel, la veuve du magistrat, ne cache pas son soulagement. Cette mère de famille, magistrate à Toulouse, se débat depuis quatre ans pour démontrer que son mari ne s’est pas immolé, mais « qu’on l’a suicidé », dans un contexte politico-judiciaire très tendu entre la France et Djibouti, en raison de l’attentat du Café de Paris.
Elle a déclenché une enquête judiciaire pour « assassinat » en France, demandé une autopsie du corps de son mari, demandé une expertise privée
sur les causes de la mort et mobilisé les syndicats de magistrats.
Aujourd’hui, ses soupçons sont confortés. « Ce témoignage est bien la preuve qu’il s’agit d’une affaire d’Etat » commente son avocat, Maitre
Olivier Morice, qui entend demander l’audition très rapide de ce témoin.
La justice française, elle, devra sans doute revoir ses certitudes. Au palais de justice de Paris, on envisageait, jusqu’à présent, de clôturer
ce dossier sensible par un non-lieu. Après deux ans d’enquête, et l’audition d’une cinquantaine de témoins, les juges d’instruction Roger Le Loire et Marie-Paule Moracchini ont acquis la conviction que leur ancien collègue s’était suicidé, sans raisons évidentes. Ils en sont persuadés depuis leur retour de mission à Djibouti, au printemps 1999. « Aucun des témoins n’a été en mesure de fournir le moindre élément tangible et vérifiable, ou un seul mobile
sérieux de nature à accréditer la thèse de l’homicide », écrivent les policiers de la brigade criminelle, dans leur dernier rapport d’enquête,
daté du 21 septembre 1999.

[Encadré: L’attentat du Café de Paris.
Le 27 septembre 1990, un attentat visant les clients français du Café de Paris à Djibouti, faisait un mort-un enfant de 6 ans- et 15 bléssés.
L’enquête a été confiée au juge parisien Roger Le Loire, qui a lancé plusieurs mandats d’arrêts internationaux contre des opposants au
régime. Le juge Borrel s’était également interessé à l’enquête. En novembre 1998, à Paris, les cinq auteurs présumés de l’attentat, d’anciens militaires djiboutiens, ont été condamnés par contumace à la
réclusion criminelle à perpétuité. Trois d’entre eux sont en principe toujours emprisonnés à Djibouti, à l’exception d’Awalleh Guelleh, qui a réussi à s’enfuir de prison un an après son incarcération.]

Article paru dans Le Figaro du mardi 11 janvier 2000