29/05/06 (B352-A) L’Express / CIA : l’agence tous risques.

Lien avec l’article :
L’Express du 25/05/2006

CIA : l’agence tous risques

De notre correspondant Philippe Coste

Marginalisé et humilié, le fleuron du renseignement américain se voit doté d’un nouveau directeur. Saura-t-il lui rendre crédibilité et efficacité?

L’affaire est plutôt drôle; assez minable, en tout cas, pour achever e mythe de la toute-puissance de la CIA. Alors que le prochain patron de la légendaire Central Intelligence Agency, l’austère général Michael Hayden, poursuit ses auditions devant le Congrès, les médias américains se focalisent sur les frasques d’un adjoint du précédent directeur, Porter Goss, un certain Kyle «Dusty» Foggo, accusé d’avoir attribué à un ami businessman, moyennant bakchich, le monopole des approvisionnements en bouteilles d’eau minérale des agents en poste en Irak. Ce petit arrangement d’épicier finançait son train de vie de barbouze hollywoodien, ponctué de parties de poker dans une suite bondée de call-girls de l’immeuble Watergate de Washington et agrémenté de vacances en famille dans des châteaux en Ecosse ou des palaces de Hawaii à 10 000 dollars la nuit.

Des fuites en série à la presse

Il ne manquait plus que ce ripou de série B pour conforter l’image inepte et bureaucratique du fleuron de l’espionnage américain, déjà humilié par les attentats du 11 septembre 2001, que l’organisation n’a pas su prévenir, et par la polémique sur l’absence d’armes de destruction massive en Irak. La Central Intelligence Agency apparaît déchue de sa position «centrale», en raison de la prééminence de l’armée et du Pentagone depuis 2001: la CIA a même été inscrite, l’année dernière, comme n’importe quelle autre organisation, dans un nouvel organigramme regroupant les quelque 15 services de renseignement américains.

Ironie de l’histoire, Porter Goss, nommé grand patron de l’agence par George W. Bush en août 2004 et entré en fonction en octobre de la même année, espérait, en s’entourant de vieux briscards des services clandestins de la CIA comme Dusty Foggo, rendre discrétion, discipline et efficacité à une administration de 17 000 fonctionnaires civils dont les deux tiers sont cantonnés dans l’immense quartier général de Langley, près de Washington. En augmentant de moitié le nombre d’agents en poste à l’étranger, le directeur entendait combler le déficit en human intelligence (le renseignement de terrain), qui minait la CIA depuis la fin de la guerre froide. Mais sa poigne n’a pas calmé les dissensions internes, ni le malaise existentiel de Langley.

L’amertume ambiante se traduisait par des fuites en série à la presse, ou par des éditoriaux-fleuves d’analystes démissionnaires ou retraités, acharnés à prouver que leurs mises en garde sur l’Irak n’avaient pas été prises en compte par la Maison-Blanche. La crise a pris un tour sidérant le 4 mai, lorsqu’un ancien espion a apostrophé le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, en plein discours à Atlanta, lui reprochant d’avoir menti sur les prétendues relations de Saddam Hussein avec Al-Qaeda.

Porter Goss, «politique» républicain et ancien de la Maison, n’ignorait pas le lien entre ces déballages et les sondages catastrophiques du président, et entendait faire taire les bavards, congédiant récemment une employée soupçonnée d’avoir informé des journalistes sur le transfert de supposés terroristes vers des pays pratiquant la torture. Il espérait au moins, par cette démonstration de zèle, gagner les faveurs de Bush. Mais ses efforts pour court-circuiter le nouvel organigramme du renseignement américain lui ont coûté son emploi.

En créant, en février 2005, un poste de patron du renseignement (director of National Intelligence), dévolu à John Negroponte, ancien ambassadeur à l’ONU et à Bagdad, Bush a établi une structure chargée de chapeauter un essaim d’agences en bisbille permanente: outre la CIA, on y trouve 14 organismes, liés au Département d’Etat ou, le plus souvent, au Pentagone. Le National Reconnaissance Office, par exemple, est chargé des satellites, alors que la toute-puissante National Security Agency est responsable des écoutes téléphoniques; celle-ci compte, à elle seule, des effectifs deux fois plus nombreux que ceux de la CIA.

«Un monstre bureaucratique»

La réorganisation sauvera-t-elle le renseignement du marasme? «Pas sûr, grince Reuel Marc Gerecht, ancien “clandestin” de la CIA. En un an, le superministère de John Negroponte est déjà devenu un monstre bureaucratique de 1 000 employés. Il y a pléthore. Les surcapacités technologiques et le cloisonnement des structures rendaient déjà sourde et myope la CIA, comme tout le renseignement américain.»

Michael Hayden, ancien adjoint de John Negroponte, promet de poursuivre la réforme de l’agence. Toutefois, sa nomination suscite déjà quelques questions. Car ce général de l’armée de l’air dirigeait, entre 1999 et 2005, les services d’écoutes de la NSA, qui compilaient en secret les numéros de téléphone composés par des dizaines de millions d’Américains, dans l’espoir de mettre au jour des réseaux terroristes. Lancée il y a quelques semaines, la polémique touche peu l’opinion, moins soucieuse des méthodes employées que du talent de ses espions à empêcher un nouveau 11 septembre. C’est le seul point qui compte, en effet. Et il suscite toujours l’inquiétude.

Torture délocalisée

Cela pourrait s’appeler «Air Barbouze», tant la flotte de 26 avions affrétés par la CIA subit des rotations dignes d’une compagnie régulière… Revenue de Washington à la mi-mai, une mission du Parlement européen confirme que, au terme de 1 000 vols non déclarés au-dessus du Vieux Continent depuis 2001, quelque 50 détenus supposés être des terroristes ont été transférés par les services américains vers des destinations plus lugubres les unes que les autres: centres de détention disséminés dans divers pays européens réputés «sûrs», prisons égyptiennes ou syriennes connues pour leur recours systématique à la torture ou bases afghanes tenues par les forces spéciales américaines et les agents de la CIA. Le Comité de l’ONU contre la torture réclame, dans un rapport publié le 19 mai, que les Etats-Unis prennent des «mesures énergiques pour éradiquer toute forme de torture».

Un général à l’écoute

En 1999, Michael Hayden, tout juste nommé directeur de la National Security Agency (NSA, Agence nationale de sécurité), avait été terrifié par un film d’espionnage. Ennemi d’Etat mettait en scène les bureaucrates de la NSA et reflétait l’image désastreuse de l’agence ultrasecrète d’écoutes téléphoniques. Hayden est ainsi devenu le premier directeur à lever un peu le silence entourant ce service du Pentagone fort de 40 000 techniciens et d’un budget de 3,6 milliards de dollars, dont l’existence même se voulait, depuis sa création, en 1952, un secret d’Etat.

Fondée pour décrypter les communications soviétiques, la NSA a dû, dès 1978, céder au seul FBI le droit de conduire des écoutes aux Etats-Unis. Mais Hayden, qui ne cessait, avant le 11 septembre, de rappeler la légalité des activités de son agence, a tenté, au lendemain des attentats, d’obtenir des compagnies téléphoniques le relevé des communications de… toute la population américaine.