02/01/2016 (Brève 598) Le Monde du 23/12/2015 : Chronique d’un massacre annoncé (sous la signature d’Abdourahman A. Waberi).
Lien avec l’article : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/12/23/djibouti-chronique-d-un-massacre-annonce_4837036_3212.html
Peu de Djiboutiens avertis ont été surpris par le massacre perpétré lundi 21 décembre. Les plus jeunes, par contre, ont été secoués par londe de choc. Par souci de clarté, distinguons les deux volets de ce drame à huis clos.
Le premier acte se déroule dans la nuit du dimanche au lundi, vers quatre heures du matin. Des éléments lourdement armés de la police, de la gendarmerie et de larmée partent du camp militaire Cheik Osman. Ils attaquent des civils réunis au lieu-dit Buldhuquo, à la périphérie de la commune de Balbala, pour célébrer une fête traditionnelle à caractère religieux.
Lassaut meurtrier aurait été donné, selon le gouvernement, pour assurer lordre et disperser les gens rassemblés en dépit de linterdiction de toute manifestation. Les autorités ont en effet pris fin novembre des « mesures exceptionnelles de sécurité » en réaction aux attentats de Paris et de Bamako. On déplore une vingtaine de morts et plus de cent blessés selon les estimations de lopposition. Après 24 heures de silence, le gouvernement annonce, lui, sept morts et une cinquantaine de blessés, policiers et soldats inclus.
Le second acte est moins meurtrier, mais tout aussi désastreux pour le régime. Des éléments des forces de lordre ont attaqué vers 17 heures les plus hauts responsables de la coalition de lopposition USN (Union pour le salut national) réunie chez lun dentre eux. Outre la violation du domicile de Me Djama Amareh Meidal, lattaque à balles réelles sest soldée par les blessures du président Ahmed Youssouf Houmed de lUSN, de lancien ministre Hamoud Abdi Souldan et du jeune député Said Houssein Robleh dont le diagnostic vital est un temps engagé. Dautres hauts responsables (dont Daher Ahmed Farah porte-parole de la coalition et président du Mouvement pour le renouveau démocratique et le développement et , Abdourahman Mohamed Guelleh, le président du Rassemblement pour laction le développement et la démocratie) ont été placés dans des lieux secrets. On ignore tout de leur sort.
Des images choquantes
Sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les cris de rage et de désespoir. Davantage que le bilan, ce sont les images qui frappent les esprits. Les photos des hauts responsables politiques tabassés comme des vulgaires voyous. Ici, le très digne président Youssouf porté à bout de bras. Là, lancien ministre des affaires religieuses, M. Hamoud, torse nu, blessé par balle. Là encore, le jeune député Robleh couvert de sang. Ces images sont une première dans les annales de la République de Djibouti. Elles signalent la fuite en avant dun régime longtemps criminel, mais qui ne cache plus ses forfaits.
Les Djiboutiens savent de quoi sont capables les forces de lordre qui ressemblent de moins en moins à un corps national et de plus en plus à une milice privée. Ils savent également que le despotique président Ismaël Omar Guelleh na jamais vraiment été élu par la population et quil cherche à se maintenir au pouvoir en sollicitant un 4e mandat, que lopposition a boycotté souvent les échéances électorales faute dune commission électorale nationale indépendante, que lAssemblée nationale est une chambre denregistrement, que le pouvoir, enfin, est tout entier entre les mains dun seul homme et de sa petite clique familiale.
Double discours
Si Djibouti est pour le reste du monde une base géostratégique convoitée par les grandes puissances (la France, les Etats-Unis, le Japon sont présents ; demain la Chine, voire lInde ou la Turquie), la population ne tire aucun profit des retombées financières captées par la clique au pouvoir. Désemparée, elle est prise en tenaille entre lenclume du militarisme des puissances étrangères et le marteau de la dictature locale.
Dans ce contexte complexe, le régime est passé maître dans lart du double discours, du mensonge et de la manipulation. Dans les discours en français destinés à la communauté internationale, le pouvoir joue sur du velours. Dans les discours en somali relayés par la presse locale ou étrangère (BBC, VOA), le ton est plus cassant et le message on ne peut plus limpide : « Cest moi ou le déluge ! ». Le massacre de lundi 21 décembre nen est que le premier résultat punitif. Avis à la communauté internationale.
Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans lactuelle République de Djibouti, il vit entre Paris et les Etats-Unis. Il est aujourdhui professeur à George Washington University. Auteur entre autres de Aux Etats-Unis dAfrique (JC Lattès, 2006), il vient de publier La Divine Chanson (Zulma, 2015)