15/02/05 (B285) LE MONDE : PORTRAIT : Safia Otokoré, Bourguignonne de Somalie, née à Djibouti et Vice-Présidente du Conseil régional de Bourgogne. (Le MONDE sous la plume de Catherine Simon)

Née à Djibouti
dans une famille démunie, la vice-présidente du conseil régional
de Bourgogne sort un livre pour raconter son parcours hors du commun.
« Quand vas-tu te mettre dans la tête que tu ne seras jamais blanche
? », avait coutume de dire sa mère, excédée de la
voir plongée dans des livres au lieu de s’occuper de la maison. En
ce début des années 1980, dans les faubourgs miséreux
de Djibouti, où la famille Ibrahim, des réfugiés issaks
venus de Somalie, tentait de survivre, la petite Safia était déjà
une gosse à part.

Cette maigrichonne aux
allures de « garçon manqué », quatrième enfant
d’une nichée de dix bambins, a été très tôt
habitée, comme elle le dit elle-même, par une « volonté
rageuse » qui la pousse hors des sentiers battus. Très vite, elle
apprend à mentir, à ruser. Elle veut vivre. L’athlétisme
– adolescente, elle devient championne de demi-fond – lui fera franchir les
frontières africaines, découvrir la Côte d’Ivoire, le
Sénégal, et rencontrer son futur mari.

Le livre de cette femme
« née pauvre, noire et musulmane » devrait en ébahir
plus d’un. Et en agacer quelques autres… Elue sur la liste PS, lors du scrutin
municipal de mars 2001, Safia Otokoré est aujourd’hui maire adjointe
de la ville d’Auxerre (Yonne) et, depuis mars 2004, vice-présidente
de la région Bourgogne, déléguée à la jeunesse
et aux sports, et à la lutte contre les discriminations.

C’est par la politique,
en l’occurrence le Parti socialiste, qu’elle a réussi à se faire
un nom. Un prénom plutôt : Safia – le titre de son autobiographie,
à paraître fin février (éditions Robert Laffont).
A 36 ans à peine… « Elle est sortie du ruisseau parce qu’elle
est ambitieuse. Elle a eu très tôt le désir de fuir sa
condition, de devenir quelqu’un », souligne Nicole Lambron, une Française
qui a vécu à Djibouti et a longtemps épaulé moralement
et financièrement la famille Ibrahim.

Le livre de Safia Otokoré
est dédié à cette drôle de marraine française,
grâce à laquelle la « sauvageonne » du Quartier 3 a pu
poursuivre ses études. Sans ce coup de pouce, il n’est pas sûr
que la jeune « prisonnière », tributaire des lourdeurs de la
société djiboutienne, aurait réussi à s’échapper.

C’est qu’il ne fait pas
bon vivre, quand on est femme et pauvre, dans cette région déshéritée
qu’est la corne de l’Afrique ! Il suffit pour s’en convaincre de lire ce que
Safia Otokoré raconte de l’excision des filles, qu’elle-même
a subie à l’âge de 7 ans.

A cette première
mutilation – l’ablation d’une partie du clitoris -, la coutume régionale
en ajoute une deuxième, celle de l’infibulation, torture rituelle qui
a valu à la Somalie le surnom de « pays des femmes cousues ».
Dans son malheur, la petite Safia a pourtant eu de la chance. On le comprend,
à découvrir l’histoire, atroce et banale, d’une de ses sœurs,
Kaltoum, « la meilleure d’entre nous », dit-elle, mariée de
force plusieurs fois, et qui, après avoir tenté d’échapper
à son sort, est morte misérablement, il y a sept ans, à
Djibouti.

Quand elle parle de Kaltoum,
attablée dans un café d’Auxerre, Safia Otokoré n’arrive
pas à retenir ses larmes. Elle les essuie très vite. « J’ai
écrit ce livre pour que les Auxerrois me connaissent, qu’ils sachent
d’où je viens », lâche-t-elle, retrouvant déjà
son sourire. Question de discipline. Sous ses allures brouillonnes, Safia
Otokoré a un caractère de fer.

Dans les rues de cette
grosse bourgade de 40 000 habitants, longtemps fief de Jean-Pierre Soisson,
ceux qui la saluent – ici un policier municipal, là une militante socialiste
avec qui elle échange deux mots, plus loin un jeune Français
« récemment converti à l’islam » qui lui arrache un
rendez-vous -, on ne connaît de la noire édile que ses titres
politiques et le nom de son ex-mari, Didier Otokoré, footballeur de
niveau international, avec qui elle a eu deux fils.

Ses ennemis – elle en
a de féroces – lui prêtent une soif de pouvoir inextinguible,
un désir d' »arriver à n’importe quel prix ». Officiellement,
ce n’est pourtant pas ce dont le maire d’Auxerre, le socialiste Guy Ferez,
ancien camarade de campagne, accuse sa bouillonnante adjointe. A voix haute,
il lui reproche son « absence de travail » et son « manque de
rigueur ». Furieux, il a annoncé, fin janvier, qu’il retirait sa
délégation à Safia Otokoré. La jeune femme n’en
garde pas moins son titre. Et sa pugnacité.

« Elle est un peu
trop vive et franche. C’est un défaut qu’elle doit vite corriger »,
s’amuse un autre Guy, certainement plus fameux que le maire de la ville :
Guy Roux, l’entraîneur de l’AJ Auxerre. Il connaît Safia depuis
son arrivée en France, en 1993, quand elle est venue rejoindre son
footballeur d’époux. « Moi, je fais partie de ceux qui l’aiment
! », s’exclame-t-il sans ambages. « Sa volonté de faire carrière
? C’est courageux de sa part, surtout qu’elle a des handicaps sérieux
: c’est une femme jeune, elle est africaine et elle vit seule », estime
le professionnel du football. « Mais c’est aussi une très bonne
chose, ajoute-t-il. Safia est devenue l’assistante sociale de toutes les Africaines
d’Auxerre. Elle est d’un dévouement extrême pour les autres.
Et c’est un faible mot… »

De son Afrique natale,
Safia Otokoré n’a pas rapporté de souvenirs très chaleureux
– hormis celui de cette grand-mère d’Hargeisa, Ayeyo, brouteuse de
khat et fumeuse de narguilé, au sang-froid légendaire. A l’époque,
en Somalie, les femmes étaient vêtues de fins voiles colorés,
aux teintes vives. « Aujourd’hui, dans les rues d’Hargeisa -capitale du
Somaliland, partie nord de la Somalie-, les femmes mettent la burka »,
constate Safia Otokoré, qui y retourne de temps en temps. Sans enthousiasme.

« Mon chez-moi ne
se trouve ni en Somalie ni à Djibouti. Mes racines, je me les fais
moi-même, ici ! », lance la jeune Bourguignonne, en faisant visiter
la maison qu’elle vient d’acheter, dans un quartier résidentiel du
vieil Auxerre. Coïncidence ? La maison a appartenu autrefois à
un maire, Jean Moreau. « Si je dois laisser mes empreintes quelque part,
ce sera ici, à Auxerre, dans le département de l’Yonne »,
promet-elle. A voir les passions que suscite cet « électron libre
avec des appuis haut placés », comme l’appelle un journaliste local,
c’est déjà chose faite…

Catherine Simon