01/06/07 (B397) RSF Quand l’Europe avale la couleuvre érythréenne.

La Realpolitik
prend parfois des visages peu ragoûtants et Louis Michel, le Commissaire
européen au Développement, en a donné un exemple flagrant
la semaine dernière.

"Très,
très honoré de recevoir à la Commission" le président
érythréen Issaias Afeworki, l’un des dictateurs les plus brutaux
de la planète, l’homme politique belge a annoncé l’octroi d’une
enveloppe de 122 millions d’euros d’aide sur cinq ans au petit pays de la
Corne de l’Afrique. Selon un communiqué remis à la presse, ces
crédits permettront de "financer prioritairement les programmes
de renforcement des capacités administratives, les infrastructures
et l’aide alimentaire".

Parmi les projets en cours de préparation figure notamment "le
financement des routes en direction du Soudan et de Djibouti". L’Erythrée
est pourtant un bagne à ciel ouvert, tenu par une petite clique d’anciens
maquisards qui ont fait disparaître tous leurs compagnons d’armes qui
avaient osé parler de démocratisation, interdit toute publication
privée et fait incarcérer, une semaine après le 11 septembre
2001, l’ensemble des journalistes qui comptaient dans la capitale.

Parmi les centaines de détenus politiques, au moins treize journalistes
croupissent, enchaînés, dans des oubliettes creusées en
plein désert. Jamais jugés, sans possibilité de voir
leur famille (sans parler d’un avocat), au moins quatre d’entre eux ont trouvé
la mort dans l’une des 314 prisons militaires cauchemardesques du pays. Les
Erythréens vivent dans la terreur permanente d’une arrestation, la
plupart du temps synonyme de disparition, ou d’un enrôlement de force
dans l’armée. On estime qu’en moyenne, chaque mois, environ six cents
Erythréens fuient leur pays, à pied, au risque d’être
abattus par les patrouilles de garde-frontières.

Malaise.

Bien sûr,
on aura vite fait de dénoncer l’inacceptable cadeau octroyé,
sur les impôts des contribuables européens, à un régime
de fer. On se dira qu’il s’agit d’un nouvel épisode des relations ambiguës
entre l’Occident et l’Afrique, où le business international trouve
son compte dans les petits arrangements sur le dos des peuples. On pourra
laisser voguer son imagination sur le chèque en blanc accordé
à un clan corrompu et cruel. Mais la situation est un peu plus complexe
et c’est ce qui, au fond, fait froid dans le dos.

Dans sa volonté
de voir l’Europe jouer un rôle déterminant dans la stabilisation
de l’Afrique de l’Est, Louis Michel sait que l’Erythrée joue un rôle
prépondérant et que l’isoler revient à s’interdire d’être
efficace. Soutien affiché des tribunaux islamiques somaliens, en état
de belligérance permanente avec le voisin éthiopien, faiseur
de paix au Soudan, le président Issaias Afeworki est un acteur clé
de la région. Son pouvoir de nuisance l’a rendu incontournable.

Sans lui, par exemple, la Somalie continuera de flamber et la frontière
avec l’Ethiopie d’être parcourue par des mouvements rebelles incontrôlables,
qui ont pu, il y plusieurs semaines, kidnapper impunément des diplomates
occidentaux venus y faire du tourisme. Sans ses agents qui s’efforcent de
les unifier secrètement au Tchad, aucun accord de paix avec les rebelles
du Darfour ne sera possible. Issaias Afeworki est un homme important, peu
complaisant avec la corruption et insensible à l’enrichissement personnel."Un
partenaire clé", selon Louis Michel.

Et son peuple, exsangue, est dépendant de l’aide alimentaire.

De plus, les hommes de la Commission nous diront que l’accord financier est
assorti d’une clause disant qu’en "contrepartie, l’Union européenne
demande au gouvernement d’Asmara d’adopter une approche constructive dans
la résolution des crises régionales, ainsi que des progrès
en matière des droits de l’Homme et de liberté de la presse".

Mais, M. Louis Michel,
comment pouvez-vous ignorer que le pouvoir érythréen ne tient
jamais ses promesses ?

Le gouvernement d’Asmara ment sans vergogne et se moque de ses engagements
nationaux et internationaux.

A la question de savoir ce qui était advenu de son ancien frère
d’armes Fessehaye Yohannes, dit "Joshua", l’un des hommes les plus
célèbres du pays avant le black-out, directeur de théâtre
et fondateur de Setit, le journal le plus lu du pays avant 2001, Issaias Afeworki
a répondu, au mépris de toutes les évidences : "Je
ne le connais pas". Lorsque Reporters sans frontières, en février
2007, a révélé qu’il avait succombé aux conditions
de détention épouvantables dans lesquelles il était maintenu
depuis qu’il s’était rendu à la police, le porte-parole du président
a répondu : "Je n’ai jamais entendu parler de lui". Du reste,
à Bruxelles, alors que Louis Michel regardait sans doute ailleurs,
Issaias Afeworki a fait preuve d’un mépris spectaculaire envers les
journalistes.

A un reporter sud-africain qui s’inquiétait de la situation de ses
confrères érythréens, il a demandé de quel genre
de liberté jouissait les Sud-Africains vivant dans les bidonvilles.
Face à un journaliste suédois qui l’interrogeait sur son confrère
Dawit Isaac, détenteur de la nationalité suédoise depuis
1992 et détenu au secret quelque part en Erythrée depuis 2001,
il s’est demandé "quel intérêt la Suède avait
à distribuer des passeports à des citoyens érythréens".
Le reste à l’avenant. Les hommes politiques sont préparés
à avaler des couleuvres, certes, mais, pour les organisations de défense
des droits de l’homme et de la liberté de la presse, celles-ci avaient
un goût particulièrement amer.

Nos questions sont
simples.

Quel besoin y avait-il à dérouler le tapis rouge pour un aussi
beau spécimen d’autocrate ? Comment Louis Michel peut-il supporter
que, le jour même de la remise de son chèque, Issaias Afeworki
manifeste tant de morgue envers les engagements qu’il venait de prendre quelques
minutes plus tôt, dans le confort de son bureau ? Pourquoi le président
zimbabwéen Robert Mugabe est-il frappé de sanctions personnelles
par l’Union européenne et pas le plus impitoyable des despotes ? La
paix en Afrique de l’Est, nous dira-t-on, le silence des armes. A nos yeux,
c’est un mauvais calcul et l’assurance que les Erythréens et la région
souffriront un peu plus longtemps des agissements des brutes d’Asmara, politiquement
plus fortes et disposant désormais de l’argent nécessaire pour
calmer le mécontentement de leur peuple.

Léonard
Vincent
Responsable du bureau Afrique de Reporters sans frontières