22/01/08 (B431) LE MONDE / Elisabeth Borrel, veuve courage (Info lectrice)

Dans une autre vie, elle aurait pu être pianiste. Tendance Pleyel : du Liszt ou du Chopin, comme son tailleur et son maintien. Rien que du classique. Ses mains le disent. Des mains longues, fines, solides. La gauche porte un saphir – cadeau qui a marqué la naissance de Louis-Alexandre, son premier fils, aujourd’hui âgé de 20 ans. Le deuxième, François-Xavier, était un bambin de 5 ans quand son père, le juge Bernard Borrel, a été retrouvé mort, le haut du corps partiellement brûlé, au bas d’un ravin de rocailles, à environ 80 km de Djibouti-ville, le matin du 19 octobre 1995.

Elisabeth Borrel n’a pas fait une carrière de pianiste. A défaut, cette magistrate de profession chante dans une chorale féminine, qui donne régulièrement des petits concerts. Et elle continue d’écouter Mozart, « parce qu’on ne s’en lasse jamais ». Son vrai job ? Veuve courage.

Elle boit son jus de pomme à petites gorgées, assise au fond de ce café de Lyon où nous avons pris rendez-vous. Les militants de l’association Survie l’ont invitée à une soirée-débat, ce mercredi 16 janvier, à la Maison des jeunes du quartier de Monplaisir. Par la fenêtre du bistrot, on devine, de l’autre côté de la place Bellecour, les bords du Rhône qu’Elisabeth Borrel a connus, à la fin des années 1970, quand elle est venue dans la capitale des Gaules terminer ses études de droit. Ses yeux, d’un bleu très clair, ont du mal à se fixer, pareils à des oiseaux méfiants qui hésiteraient à se poser.

La presse, il est vrai, comme la justice n’ont pas toujours fait montre d’une grande diligence dans cette affaire : les uns et les autres ont mis presque dix ans à reconnaître que la thèse du suicide, avancée comme un seul homme par les autorités françaises et djiboutiennes, ne tenait guère la route. Pendant presque dix ans, la veuve du coopérant français a été la seule à dénoncer les incohérences du dossier, soupçonnant assez vite la probabilité d’un assassinat politique.

En la recevant, le 19 juin, le tout nouvel élu président Nicolas Sarkozy l’a accueillie avec une cordialité que son prédécesseur à l’Elysée n’avait jamais manifestée, réservant ses marques de sympathie à son ami et pair, le président djiboutien Ismaël Omar Guelleh, alias IOG. Est-ce à dire qu’une page de l’histoire franco-djiboutienne et, plus largement, de la Françafrique à l’ancienne, serait en passe d’être tournée ? A Djibouti, traditionnelle implantation de l’armée française sur les rives du golfe d’Aden, on ne s’y est pas trompé. Surtout depuis qu’a été annoncée l’installation prochaine, à Abu Dhabi, d’une base permanente avec des troupes de l’Hexagone.

Mme Borrel « ment depuis le début », a encore répété, le 18 octobre 2007, le quotidien gouvernemental La Nation, citant le procureur général de Djibouti, Djama Souleiman Ali. Selon ce proche d’IOG, l’épouse de Bernard Borrel aurait entamé une « croisade », qui « empoisonne depuis douze ans les relations franco-djiboutiennes ». Quant à Sophie Clément, la juge chargée du dossier, elle est qualifiée de « manipulatrice », symbolisant, aux yeux du pouvoir djiboutien, une justice française « raciste ». Et tout ça, se désole le journal, à cause « d’un malheureux qui s’est immolé par le feu ».

La colère des autorités djiboutiennes est d’autant plus vive que le procureur général, précisément, ainsi que le patron des services secrets, Hassan Saïd Khaireh, sont convoqués, le 13 mars, devant le tribunal de Versailles, pour répondre d’une accusation de « subornation de témoins ». En attendant, c’est à La Haye, devant la Cour internationale de justice (CIJ), que le bras de fer franco-djiboutien devait se poursuivre, à partir du lundi 21 janvier. Les autorités de Djibouti ont porté plainte contre la France, dont elles exigent qu’elle leur transmette le dossier d’instruction.

« J’ai une confiance raisonnée dans la justice », lâche Elisabeth Borrel, avec un éclat de rire bref. C’est à ses parents, des gens modestes, de gauche – son père était enseignant dans un lycée technique, sa mère assistante sociale – que la « veuve pot de colle », comme elle se baptise elle-même, a dédié son livre, Un juge assassiné (Flammarion, 2006). Elle les remercie de lui avoir donné « la foi en Dieu et en la vie ; la confiance en l’homme ; l’amour de la justice ». En annexe, est reproduit le célèbre J’accuse, écrit par Emile Zola au moment de l’affaire Dreyfus, en 1898.

Djama Souleiman Ali a-t-il lu le livre ? « Comparée à l’affaire Borrel, l’affaire Dreyfus est un épiphénomène », a-t-il récemment lancé, un jour de verve.

L’avocat Francis Szpiner, conseil de la République de Djibouti, se montre plus circonspect. « Je ne vois pas en quoi Mme Borrel a du courage. De la ténacité, oui… » concède-t-il, préférant réserver ses commentaires pour le 13 mars, lors du procès de Versailles. Mme Borrel a « une vision très personnelle » de la mort de son mari et « une vision un peu méprisante des Djiboutiens », ajoute-t-il toutefois.

Dans l’amphithéâtre où une bonne centaine de Lyonnais ont pris place, ce mercredi soir, Elisabeth Borrel répète ce qu’elle a déjà dit et expliqué des dizaines de fois. Longtemps en vain.

« Pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt de cette liste de produits fissiles que votre mari a découverte ? » demande un jeune homme. « Je l’ai mentionnée pendant la procédure, mais j’ai préféré ne pas en parler publiquement », répond la veuve, évoquant cette lettre énigmatique, trouvée dans les affaires de son époux, établissant une liste de produits chimiques « entrant dans la fabrication de l’uranium », ainsi que les noms des usines européennes qui les fabriquent.

« A l’époque, tout le monde me traitait de folle, parce que je ne croyais pas au suicide de Bernard. Si, par-dessus le marché, j’avais parlé de trafics et d’uranium !… » soupire-t-elle. Le jeune homme opine du chef. La salle aussi.

Passer du statut de folle à celui d’icône, cela fait beaucoup pour une seule vie.

« Mais je ne suis pas une icône ! Ah non ! Je ne veux pas, je ne suis pas Zorro ! » se défend l’opiniâtre Savoyarde. De l’Afrique, elle ne connaît que Djibouti, ses militaires et ses coopérants « en 4 × 4, la misère des bidonvilles, l’horreur de l’excision », mais aussi la « générosité de ses habitants » et la beauté des paysages. Elle n’a pas eu le temps d’en apprendre plus.

L’icône, en tout cas, a parfois des doutes. « Quand je suis fatiguée, je me trompe. Peut-être plus que les autres, car je suis souvent plus fatiguée que d’autres. » Une allusion directe aux attaques du cancer qui l’ont fragilisée.

Comme elle le dit elle-même, sa vie n’est pas, décidément, « un long fleuve tranquille ».

Catherine Simon

Parcours

1957
Naissance à Chambéry (Savoie).

1981
Réussite du concours de la magistrature.

1995
Le cadavre de son mari est découvert à 80 km de Djibouti-ville.

2006
Parution d' »Un juge assassiné » (Flammarion).

2007
Elle est reçue à l’Elysée, en juin, par le président Nicolas Sarkozy.

2008
Début des audiences devant la Cour de La Haye, le 21 janvier.