21/10/08 (B470-B) Le Temps (CH) avec Courrier international / SOMALIE. La piraterie ne connaît pas la crise

Le long des côtes somaliennes, on ne compte plus les prises d’otages et les détournements de navires. Une activité lucrative que l’absence d’Etat de droit ne permet pas de juguler.

____________________________ Courrier International

Minuscule port avec ses maisons de pierre et de pisé sans fenêtres, Eyl se trouve sous les falaises d’un plateau aride. Ses routes de terre sont parsemées de rochers et empruntées par les chèvres. Bienvenue dans la capitale de la piraterie de la Corne de l’Afrique! Au large de cette côte sans loi, six vaisseaux de guerre américains encerclaient, il y a quelques jours, le «MV Faina» un cargo ukrainien transportant 33 chars, des armes légères et des munitions.

Le navire avait été abordé alors qu’il se dirigeait vers le sud du Soudan, et les pirates exigeaient une rançon de 20 millions de dollars [15 millions d’euros]. Ali Sugule, l’un d’entre eux, a averti qu’ils lutteraient jusqu’à la mort si l’on tentait de reprendre le navire. Depuis, l’attention du monde se porte sur ce coin oublié, dans l’est de l’Afrique, où la piraterie et l’extorsion sont érigées en mode de vie.

Dans les petits ports de pêche poussiéreux qui parsèment la côte, les grandes organisations criminelles ont fait main basse sur une économie entière. Elles font du trafic d’armes et d’êtres humains, extorquent des «impôts» et des frais de protection aux bateaux de pêche étrangers qui parcourent les eaux somaliennes.

Elles attaquent aussi les navires de plaisance et les cargos qui passent au large. «C’est carrément le Far West», déclare Alixandra Fazzina, une photographe expérimentée qui a récemment exploré les ports sans loi de Somalie et étudie les activités des bandes criminelles pour préparer un livre.«La pêche et les impôts sur la pêche étaient jadis les principales sources de revenus du pays. Aujourd’hui, on ne peut même plus pêcher. Il n’y a plus de fabriques de glace et pas de gouvernement. Les pêcheurs se sont donc mis à la piraterie et au trafic d’armes et d’êtres humains.»

Les trafiquants gagnent : jusqu’à 5 000 dollars par mois

L’Etat n’a aucune influence ici. Les autorités somaliennes n’essaient même pas d’infliger des amendes à ceux qui pêchent illégalement dans le golfe d’Aden. Dès lors, des milices ont fait leur apparition et prélèvent des impôts et des amendes. Le processus s’est transformé en piraterie pure et simple et a créé une économie fondée sur le crime.

Les chantiers navals ne produisent plus de bateaux de pêche, mais des embarcations destinées à la contrebande et à la piraterie.

Des restaurants se sont ouverts pour nourrir les centaines d’otages enlevés sur les pétroliers et les porte-conteneurs qui ont été conduits dans les eaux d’Eyl.

Les pouvoirs publics, à tous les degrés de la hiérarchie, n’existent que pour graisser les rouages du crime organisé, comme dans la région autonome du Puntland. «Certaines de ces organisations sont très sophistiquées, explique Alixandra Fazzina. Elles ont leur propre réseau pour organiser le blanchiment de leur argent.»

«A Bossao, on voit apparaître de nouvelles constructions: elles ont été financées par le crime, affirme-t-elle. J’ai rencontré des trafiquants qui pouvaient gagner jusqu’à 5000 dollars par mois.»

Les plus grosses sommes viennent cependant des rançons versées aux grandes organisations de piraterie, au nombre d’une quinzaine selon la société de sécurité AKE, qui gère les détournements pour plusieurs propriétaires de navires.

A Eyl, ces gangs s’appellent «Jeunes Gardes-Côtes de Somalie» ou «Marines somaliens». Ils sont en général composés de membres de clans régionaux rebelles liés au chef local Abdullahi Yusuf Ahmed. Ahmedou Ould-Abdallah, le représentant spécial pour la Somalie du secrétaire général des Nations unies, a directement accusé les autorités du Puntland de permettre la piraterie et même souligné que l’argent des rançons servirait à «financer l’élection présidentielle de 2009».

Selon John Chase, chargé du renseignement et de la gestion des crises chez AKE, nombre de groupes avaient à l’origine recours au «hawala,» le système bancaire islamique, mais ils demandent de plus en plus à être payés en espèces. Ce n’est cependant pas toujours l’argent qui pose le plus de problèmes. «Les bateaux sont retenus pendant un moment, explique Chase. S’ils étaient en route pour le port au moment du détournement, ils peuvent être à court de vivres. Dans ce cas, les exigences sont: Apportez-nous une vache ou des chèvres halal, sinon on fait sauter quelques têtes.»

Les pirates n’hésitent plus à tuer

Pour Michael Howlett, du Bureau maritime international, qui dirige un centre de surveillance de la piraterie en Malaisie, plusieurs raisons expliquent l’essor de la piraterie. «Mais la principale reste l’absence de gouvernement efficace. Le fait que les gens sont prêts à payer des rançons en est une autre. Ces types sont bien organisés.

La piraterie, c’est une entreprise.

Elle n’a rien d’opportuniste et bénéficie du soutien de membres de la communauté somalienne de Dubaï et de Nairobi. Ils ont des vaisseaux mères à partir desquels ils lancent leurs vedettes rapides», explique-t-il. Howlett ne pense pas que l’affaire du «MV Faina» débouchera sur la volonté de traquer les pirates de Somalie. «Les forces navales actuellement déployées dans le golfe d’Aden sont efficaces, mais elles ne sont pas illimitées. On voit déjà que l’activité des pirates s’éloigne du golfe d’Aden pour aller vers la côte est, où les incidents sont aujourd’hui en augmentation.»

Les réactions internationales à la piraterie somalienne sont de plus en plus violentes, ce qui risque de rendre les pirates plus dangereux. Un équipage pouvait jadis espérer être relativement bien traité. Mais, depuis le raid lancé par le président Nicolas Sarkozy en avril pour libérer les otages sur le yacht de luxe «Le Ponant,» qui s’est traduit par la capture de six pirates, certains chefs ont ordonné à leurs hommes de tuer tout Européen capturé si leurs camarades n’étaient pas libérés. Quelle que soit la façon dont la prise du MV Faina s’achèvera, la bataille contre les pirates du Puntland ne fait que commencer.

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