20/04/2013 (Brève 134) A lire sur Billets d’Afrique, la lettre mensuelle de Survie, une longue interview d’Abdourahman Waberi et d’Ali Coubba “Le silence du Gouvernement français est indigne”. Propos recueillis par Raphaël de Benito (Article publié avec l’aimable autorisation de la rédaction de billets d’Afrique)
Abdourahman A. Waberi est écrivain, actuellement professeur de littératures et cultures françaises et francophones à George Washington University aux Etats-Unis).
Ali Coubba est docteur en histoire contemporaine et auteur de Djibouti, une nation en otage.
Ils réagissent à la violente crise politique qui secoue Djibouti.
Billets dAfrique : Où en est la contestation un mois après le scrutin législatif contesté?
La contestation se poursuit sans perdre de sa cohérence ou de sa véhémence. La rue djiboutienne ne décolère pas. Sur le plan politique, la coalition USN (Union pour le salut national) garde le cap. Les semaines précédentes, des manifestations épisodiques se sont déroulées devant le palais de justice pour protester contre les arrestations et condamnations en catimini des opposants ciblés par les forces de lordre.
Une justice téléguidée par le palais présidentiel tente de neutraliser les responsables de la société civile. Plus fortement suivies, les manifestations de masse, après la prière générale du vendredi midi, impressionnent le pouvoir qui pensait que le mécontentement populaire allait sessouffler une fois les «meneurs» jetés en prison et sévèrement condamnés à un emprisonnement allant de deux à douze mois, avec privations de droits civiques pour deux ou trois dentre eux.
Quatre à six semaines plus tard, le caractère bon enfant et déterminé déconcerte également le pouvoir dictatorial qui a sombré dans le mutisme. Ses partisans semblent comme tétanisés. Tout le monde se rend compte maintenant que la contestation à Djibouti a un caractère inédit. Côté pouvoir, on privilégie répression policière et intimidation.
Or, les arrestations de masse opérées par le régime, un peu plus de 600 hommes, femmes et enfants, ont été jetés en prison entre le 23 février et le 28 mars 2013, restent sans effet. La rue est toujours bondée les vendredis midis.
En dépit de la campagne de licenciement ayant visé les fonctionnaires sympathisants de la coalition USN, en particulier ceux qui se sont présentés aux bureaux de vote en tant que délégués de lopposition, la tension ne baisse pas dun cran. Bien au contraire. Sur le plan politique, après avoir procédé à tous les recours possibles, les élus de la coalition USN refusent non seulement de siéger dans la nouvelle assemblée fantoche mais sont en train de mettre en place une nouvelle assemblée beaucoup plus conforme aux choix des électeurs. Mais le plus intéressant pour nous, cest de faire un autre constat.
Avant, le peuple djiboutien faisait le jeu du pouvoir et se complaisait à être victime et bourreau, jeu sinistre qui allait finir par le détruire.
Heureusement, le schéma traditionnel dune nation divisée, entre partisans de la dictature et opposants, est révolu. Dans lhistoire de Djibouti, jamais le régime na été contesté à la fois par les populations du Nord, du Sud-Est, et de la capitale, dans un même mouvement de rejet.
Il faut souligner quil est discrédité dans le milieu afar, depuis 36 ans. Voir le discrédit de la part des autres composantes et surtout les populations somali quil croyait avoir à sa disposition, à la fois comme vivier électoral et comme «instrument» de répression à lencontre de ses adversaires, a dû ruiner les dernières illusions au palais présidentiel.
Notre seule inquiétude concerne les violences dont pourrait user le pouvoir contre les civils. Car toute violence gratuite contre la population risque de radicaliser les manifestants, de désorganiser les services publics et de provoquer le chaos dans la ville de Djibouti.
Il semble que le processus voulu par la dictature se soit déroulé selon le schéma suivant : dabord le vote visible dans les bureaux de votes des grandes villes, ensuite le rassemblement puis la publication des résultats par circonscriptions sans le détail bureau par bureau. Est-ce là que la fraude sest jouée ?
Oui, si on se limite à la circonscription de Djibouti, cest le scénario que vous décrivez qui a eu lieu. En effet, dans la capitale, le scrutin sest déroulé dans des conditions de transparence que les délégués de lUSN nont pas contestés. La surprise est venue lors de la publication des résultats.
Le score victorieux de lUSN a été attribué à la majorité présidentielle, parfois en majorant dune manière artificielle les résultats. Heureusement les délégués de lUSN avaient eu le bon réflexe de faire des copies de procès verbaux signés par les assesseurs. Par conséquent, lopposition estime avoir remporté la majorité parlementaire dans la capitale et dans deux autres circonscriptions électorales, à Ali-Sabieh et à Arta. Ailleurs, à Tadjourah, Dikhil et Obock, il ny a pas eu de consultation électorale.
Daprès M. Aden Mohamed Abdou, un responsable de lUSN qui a fait un compte rendu détaillé du déroulement du scrutin dans une vidéo, les militaires certainement sur ordre de la présidence inquiète de la tournure prise par la votation ont empêché les électeurs de voter dans certains bureaux.
Dans dautres, les urnes pré-remplies ont servi à faire le décompte des voix. Ailleurs, les délégués de lopposition ont été chassés de lieux de vote. La publication de résultats par bureau de vote est pourtant le minimum requis pour une élection sincère! Dhabitude, le ministère de lIntérieur publie le soir même de la consultation électorale les résultats de chaque bureau de vote.
Donc, premier accroc à la tradition dénoncée aussitôt par lopposition.
Deuxième accroc, le Conseil constitutionnel a attendu deux semaines avant de parapher les résultats du scrutin parlementaire. Ce retard témoigne dune inquiétude certaine au sommet de lEtat. Daprès la rumeur qui a circulé dans les allées du pouvoir, le président du Conseil constitutionnel, M. Ahmed Ibrahim, ancien ambassadeur de Djibouti en France, aurait refusé de cautionner des fraudes aussi flagrantes.
Plusieurs jours ont été nécessaires pour ramener ce dernier à la raison à coups de menaces et de chantage. On saura un jour ce qui sest réellement passé.
Lambassadeur de France a déclaré quil ny avait pas eu de fraudes visibles dans les bureaux de vote. Est-ce vrai dans tous les bureaux de vote du pays ? Comment a t-il pu le vérifier ?
Lambassadeur a dit quà sa connaissance le processus semble sêtre déroulé convenablement dans les bureaux de la capitale. Le propos sciemment vague, sans parler de la précaution diplomatique habituelle, ne dit rien sur cette élection. Tout juste, ce que les Américains appellent un «lip service» des plus gênés car les observateurs nont pu se rendre que dans quelques bureaux de la capitale triés sur le volet.
De plus, dans cet entretien de moins de deux minutes, il na jamais parlé de scrutin, de décompte, encore moins de résultats chiffrés et pour cause. Enfin, lopposition a relevé des entorses à la loi électorale avant, pendant et après ce scrutin. Tout cela est documenté et disponible, notamment sur Internet. Pour mémoire, les entorses et les tripatouillages sont un sport national. En 2010, le président avait modifié la constitution nationale pour pouvoir briguer un troisième mandat illégal.
Nous ne sommes pas à un viol anti-constitutionnel près à Djibouti.
Quel est votre sentiment après la réaction a minima de la diplomatie française et européenne?
Elle ne nous surprend pas. Le port de Djibouti est devenu un enjeu de première importance dans la région. Les intérêts géostratégiques, énergétiques et commerciaux, expliquent sans doute la frilosité de Paris. Le reproche peut être adressé, dans les mêmes termes, aux Etats-Unis et au Japon. Leur silence assourdissant en dit long sur la nature des relations diplomatiques entretenues avec Djibouti.
Elles possèdent des zones dombre, peu recommandables. En revanche, nous sommes indignés par le silence du gouvernement socialiste qui naccompagne pas maintenant la volonté de changement exprimée par la population. Maintenant que le rejet de la dictature ne fait plus de doute: ses électeurs «naturels» lont boudée. A ce stade, de nouvelles déclarations de Paris appelant au respect des droits de lhomme seront les bienvenues.
Ces chancelleries attendent peut-être que les manifestations acquièrent un caractère virulent et quil y ait mort dhommes. A ce moment-là, la gestion de la crise deviendra difficile pour tous les protagonistes. En réaction et par dépit, les Djiboutiens pourraient conserver par la suite le sentiment davoir été trahis par Paris, Washington et Tokyo.
Nous avons le précédent tunisien qui a durablement empoisonné la coopération avec Paris. Plus que jamais se posera alors la question de «bases militaires étrangères» qui remettent en question la souveraineté nationale. La transition démocratique, comme on la observé dans dautres pays, va de pair avec le nationalisme.
La France et lUE préconisent un recours juridique tout en sachant que les institutions juridiques et constitutionnelles sont aux mains du pouvoir. Cela équivaut-il à une validation implicite ?
Bien sûr, nous sommes habitués à la langue de bois de la France et de lUnion européenne qui, en dernier ressort, préfèrent de loin le statu quo au changement de régime en Afrique ou ailleurs. La transition démocratique serait pour elles une période dinstabilité, non seulement dans le pays concerné mais aussi dans toute la région. La valeur géostratégique de Djibouti, après les contagions provoquées par le «printemps arabe», incite encore à plus de réticence à aider les forces démocratiques. Mais ce serait une erreur de se voiler ainsi la face.
Pour linstant, indépendamment de la nature du régime, la coalition USN joue la légalité et a déposé le recours auprès du conseil constitutionnel. Ce pouvoir étant au bout du rouleau, elle ne veut pas lui donner des prétextes pour tirer à balles réelles sur les civils.
Que pensez-vous des accusations du régime Guelleh dénonçant linfiltration islamiste de lUSN?
Quand on veut tuer son chien on dit quil a la rage. Ces accusations sont trop grossières et intentionnellement mises en scène par la dictature. Il faut savoir que la coalition USN est composée de six partis politiques dont seulement quatre sont légaux. Le Mouvement pour le développement et la liberté (MoDel) qui a vu le jour en décembre 2012 et que le pouvoir a refusé de reconnaître, est soutenu par des membres de la société, des enseignants et des prédicateurs.
Ce sont des activistes, des acteurs de la société et non des affreux terroristes comme le pouvoir sévertue à les présenter. Quand lun des trois prédicateurs visés travaillait avec le pouvoir, ce dernier abritait donc des terroristes dans son sein.
Ce nest pas très sérieux, le pouvoir tente de discréditer lopposition démocratique qui se bat contre lui depuis 36 ans. Quant à lislam, il représente les valeurs positives autour desquelles le peuple djiboutien (musulman à presque 100%) peut réaliser le consensus le plus large.
Outre la présence dune importante base militaire française, le silence français na t-il pas été «acheté» par le nouvel activisme de Guelleh en faveur de lintervention française au Mali ?
A la suite dune élection parlementaire ou présidentielle dans le pré-carré, le silence des autorités françaises est une constante de leur diplomatie. Plaider pour plus de démocratie à Djibouti sinscrirait dans une démarche positive. Il est vrai que la base militaire de Djibouti est un dispositif important dans la politique de défense française.
Dès quune crise frappe le continent africain, les troupes à Djibouti sont mobilisées. Nous espérons que dans un avenir pas trop loin les différentes composantes de Paris (Elysée, Quai dOrsay, Bercy et le ministère de la Défense) parleront dune seule et même voix. Ici comme ailleurs, lexemple tunisien joue contre la stratégie (déni, aveuglement et répression).
Avec un partenaire plus soucieux du sort du peuple djiboutien, ses intérêts géostratégiques seront mieux garantis quaujourdhui. Paris ne doit pas oublier que la base américaine a relégué à la seconde place la France. En outre, Iraniens et Turcs aimeraient disposer dun pied à terre à Djibouti. La question de plus en plus sensible dhydrocarbures acheminés par la mer Rouge (50% du total), la lutte contre la piraterie et le commerce maritime (15% du trafic mondial) passant par le golfe dAden, imposent une nouvelle approche diplomatique.
Un dernier mot sur la disparition de lécrivain nigérian Chinua Achebe ?
Une immense perte pour tout le continent et pour le monde entier. Mais comme disait Birago Diop (1906-1989), le poète et conteur sénégalais, les morts ne sont pas morts. Il faut relire son magnifique poème spirituel (Souffle) qui date de 1948.
Propos recueillis par Raphaël De Benito
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* Note biographique
1°) Abdourahman A. Waberi est né le 20 juillet 1965 à Djibouti Ville, dans ce qui sappelait encore la Côte française des Somalis, lactuelle République de Djibouti.Il quitte son pays en 1985 afin de poursuivre des études en France, dabord à Caen,
puis à Dijon et enfin à Paris.
Écrivain, il a publié depuis une dizaine douvrages,
dont une trilogie sur Djibouti: Le pays sans ombre (Le Serpent à plumes, 1994),
Cahier nomade (Le Serpent à plumes, 1996) et Balbala (Le Serpent à plumes,
1997), Passage des larmes (Editions Jean-Claude Lattès, septembre 2009).
Résidant à Washington, il est actuellement professeur de littératures & cultures
françaises et francophones à George Washington University (Etats-Unis).
2°) Ali Coubba, né 1961 à Aïri-Tadjoura (Djibouti), docteur en histoire contemporaine et auteur de Djibouti, une nation en otage (LHarmattan, 1993), Le mal djiboutien: rivalités ethniques et enjeux politiques (LHarmattan, 1995), et Ahmed Dini et la vie politique à Djibouti (LHarmattan, 1998), est connu pour son engagement politique et une critique acerbe faite du régime, à lépoque de la présidence de Hassan Gouled (1977-1999).
Il a quitté son pays à la fin de lannée 1990, suite à des sévices corporels subis de la part dun «escadron de torture» sous les ordres du chef de la police politique de lépoque, Ismail Omar Guelleh, lactuel président de la République. En décembre 2004, il a créé un parti politique dopposition, Uguta-Toosa, deux termes afar et somali signifiant «Levez-vous ! Défendez-vous!».
Résident à Reims, il enseigne depuis plusieurs années dans un lycée professionnel à Epernay.