31/03/03 (B191) Sous haute surveillance, Djibouti regarde le conflit de loin L' »USS Mount Whitney », véritable QG flottant, contrôle le golfe d’Aden. (Article paru dans Le Monde sous la signature de J-P REMY)

Tandis que les bombes tombent sur l’Irak, Djibouti se tait, dents serrées.
Une maigre manifestation, il y a une semaine, a été rapidement
dispersée par la police, alors que le gouvernement a appelé
– mollement – à un cessez-le-feu en Irak.

C’est que le petit pays
de la Corne de l’Afrique est déchiré par des intérêts
contradictoires comme par une mauvaise conscience. Avec l’implantation, il
y a quelques mois, d’une base américaine à haute portée
symbolique, où se préparent des actions armées contre
des groupes terroristes dans la région, le pays s’est impliqué
aux côtés des Etats-Unis.

Géographiquement,
le dispositif américain à Djibouti, mélange de techniciens
de l’écoute et de forces spéciales, dépend du même
commandement que celui des opérations en Irak, mais la comparaison
s’arrête là. Les 1 200 hommes installés en lisière
de l’aéroport, dans le camp Lemonier, ne risquent pas d’être
envoyés au Moyen-Orient.

Mais Djibouti est aussi
un pays musulman, plus proche de la sphère arabe que de l’Afrique.
La présence américaine a gonflé la rente stratégique
de ce pays désertique installé face à la porte de la
mer Rouge, avec une contribution qui devrait atteindre 27 millions de dollars
par an, mais a placé son gouvernement en porte-à-faux avec une
opinion publique contrainte au silence.

« On ne peut rien
dire, alors on regarde la télévision. Voir le droit du plus
fort l’emporter nous rend malades », gronde Mahamad Hussein Youssouf,
un employé. A l’ombre d’arcades mangées par l’humidité,
dans le centre ville, la chaleur de l’après-midi ne parvient pas à
éteindre l’indignation. Un homme renchérit : « Il y a un
dicton, en arabe, qui dit : la guerre est plaisante pour ceux qui la contemplent
de loin. Avec leurs bombes, les Américains amusent le monde. Nous,
nous pensons aux souffrances du peuple irakien. »

Un peu plus loin, dans
une rue écrasée de soleil, un fonctionnaire ose, depuis la fenêtre
de sa voiture : « Qu’Allah protège Saddam Hussein ! Tous nos gouvernements
se sont couchés devant les Américains, mais lui, il ose les
défier. Il est notre héros. Mais attention, ici, il ne faut
pas le crier sur les toits. » Paroles vite proférées, vite
envolées alors qu’il démarre en trombe avec d’autres préoccupations.
C’est l’heure où le khât, cette plante aux propriétés
euphorisantes expédiée d’Ethiopie tous les jours par avion,
arrive à Djibouti. Tous les « brouteurs » de la ville sont
nerveux : Irak ou pas Irak, aujourd’hui, le vol du khât est en retard.
Mariam, vendeuse de bijoux, grince : « Pourvu que le Djiboutien puisse
avoir son khât, plus rien n’a d’importance. Qui a encore un avis dans
ce pays ? Nous sommes tous endormis depuis si longtemps. »

Lorsque l’ambassade d’Irak,
quelques jours avant le début des frappes, a fait passer le message
qu’elle offrirait un billet d’avion et un salaire à tous les « volontaires
arabes » désireux d’aller combattre à Bagdad, les services
de police djiboutiens ont vite dispersé le groupe qui s’était
rassemblé devant la chancellerie irakienne. Le nombre des candidats,
il est vrai, n’était pas très important.

Djibouti, en apparence,
est calme. A l’heure des prières, rares sont les prêches qui
appellent à la violence dans les mosquées. « Personne n’oserait
parler de djihad, mais jamais on n’oublie de prier pour les Palestiniens qu’on
opprime. C’est notre façon de dire notre solidarité », explique
un fidèle dans une mosquée du centre.

RÉSEAUX D’AL-QAIDA

De plus, à la différence
du Yémen voisin où, selon des sources du renseignement, des
membres d’Al-Qaida sont infiltrés jusque dans l’armée, Djibouti
n’est pas considéré comme un lieu d’implantation de ces réseaux.
Enfin, le quadrillage du pays par les forces de sécurité et
le contrôle social exercé par l’organisation clanique en font
un pays sous contrôle, où l’infiltration d’un groupe terroriste
organisé serait, selon une source française, « détectée
sous vingt-quatre heures »par les services djiboutiens. Implantés
à Djibouti, des membres de l’organisation somalienne Al Itihad al-islami,
accusée par Washington d’avoir participé à l’organisation
du double attentat anti-israélien de Mombasa, le 28 novembre 2002,
seraient ainsi constamment « marqués à la culotte »
mais libres de leurs mouvements, tant qu’aucun fait précis ne leur
est reproché.

Alors, d’où vient
que Djibouti, avant même le déclenchement du conflit, s’est crispé
? D’où vient que le nombre de policiers en ville a été
gonflé et que des blocs de béton défendent certains bâtiments
« à risques », depuis des hôtels jusqu’à l’ambassade
des Etats-Unis ? D’où vient qu’aucun navire de guerre américain
n’envisage de faire escale dans le port en eaux profondes, contrairement à
ce qui s’était passé pendant la première guerre du Golfe
? Ces mesures sont plus que de simples précautions d’usage car le déclenchement
de la guerre a augmenté les risques d’attentat. Une source française
le reconnaît : « Nous ne croyons pas à un gros coup, mais
nous n’écartons pas totalement l’idée d’une action à
la petite semaine, un individu isolé qui l ce une grenade. Les Américains
sont enfermés dans leur bunker, hors de portée, alors même
si la France a été claire dans son opposition à la guerre,
on ne peut affirmer qu’un extrémiste ne puisse nous vise r à
leur place. »

Preuve de cette méfiance,
le quartier général du dispositif américain dans le pays
ne se trouve pas à Djibouti, mais en mer, à bord d’un bâtiment
qui croise au-delà de la ligne d’horizon dans le golfe d’Aden. Depuis
l’hélicoptère qui le survole, l’USS Mount Whitney semble d’abord
modeste. Seules les antennes qui le hérissent indiquent sa fonction.
L’ancien navire amiral de la IIe flotte américaine est le cerveau du
dispositif de lutte contre le terrorisme dans la Corne de l’Afrique, à
la fois quartier général flottant et centre de traitement du
renseignement collecté dans la région. C’est de là que
devraient être lancées les futures opérations destinées
à « éradiquer le terrorisme dans la Corne », selon le
général John Sattler, qui commande le dispositif américain
dans la région.

LE SOUVENIR DE L' »USS
COLE »

Sur la passerelle, le
commandant du navire, le capitaine David Prothero, scrute la mer vide. Son
navire navigue au milieu d’un réseau de surveillance électronique
qui peut s’étendre à l’ensemble de la planète. A bord,
nul n’a touché terre, pratiquement, depuis le départ des Etats-Unis
en novembre 2002. Nul ne sait si cela pourrait avoir lieu un jour. L’USS Mount
Whitneyne s’approche pas même des eaux territoriales « Nous n’avons
pas oublié qu’à soixante milles nautiques (110 km) de l’endroit
où nous nous trouvons aujourd’hui, un de nos bateaux, le USS Cole,
a été victime d’une attaque d’Al Qaida dans le port d’Aden en
octobre 2000. » Un membre du corps des marines, sur le pont, renchérit
: « Il y a un tas de gens qui nous veulent du mal sur cette côte.
Ce n’est pas le bon moment pour aller s’y installer. »

Jean-Philippe
Rémy