12/04/07 (B390-B) L’ECONOMISTE / Somalie, une guerre moderne.

Par
le colonel Jean-Louis DUFOUR


Notre consultant militaire est officier de carrière dans l’armée
française, ex-attaché militaire au Liban, chef de corps du 1er
régiment d’infanterie de marine.

Il a aussi poursuivi des activités de recherche: études de crises
internationales, rédacteur en chef de la revue Défense…
et auteur de livres de référence sur le sujet dont «La
guerre au XXe siècle», Hachette 2003; «Les crises internationales,
de Pékin à Bagdad», Editions Complexe, 2004

Qualifier de guerre moderne les luttes armées qui sévissent
en Somalie peut surprendre. D’antiques hélicoptères soviétiques
pour toute force aérienne, des avions biélorusses Illyouchine
acquis à bon compte sur les stocks de l’ex-Armée rouge
pour seul moyen de transport aérien, mortiers et roquettes pour toute
artillerie, utilisation des affûts quadruples de défense contre
avion (ZSU 23/4) pour le tir à terre, il n’y a rien là
susceptible d’évoquer une technologie militaire sophistiquée.

Sans doute devrait-on parler de «conflit contemporain», tant les
luttes(1) armées somaliennes ressemblent aux autres guerres de notre
temps. Celle de Somalie présente, en effet, nombre de caractéristiques
communes aux conflits observés dans le monde depuis trente ans; c’est
un conflit «enchevêtre», mené partiellement au moins
par procuration, une guerre civile à la fois partisane et identitaire,
aux affrontements essentiellement urbains et dont les combattants s’en
prennent d’abord aux populations.

Un conflit enchevêtré est une guerre civile compliquée
d’interventions étrangères. En Somalie, les troupes du
gouvernement fédéral provisoire sont appuyées par l’armée
éthiopienne pour combattre une insurrection des Tribunaux islamiques,
aidée par l’Erythrée.

La quasi-totalité des conflits d’aujourd’hui sont des conflits
enchevêtrés. C’est par exemple le cas de l’Irak,
une fois consommée la défaite de son armée en avril 2003.
Même chose en Afghanistan, au Soudan, en Palestine, au Sri Lanka, aux
Philippines, en Colombie…

· Une double guerre par procuration

Cette guerre somalienne en est une par procuration, double procuration même!

L’Ethiopie est mandatée par les Etats-Unis pour combattre en
Somalie, ce qui n’empêche pas Addis-Abeba d’en profiter
pour priver son opposition intérieure, plus ou moins armée,
d’une base arrière en Somalie. Quant à l’Erythrée,
les Tribunaux islamiques lui servent de délégués pour
affronter son vieil adversaire éthiopien.

Toutefois, le caractère international de la lutte ne doit pas occulter
ses fondements internes. Semblable en cela à la guerre du Liban, le
confit somalien est d’abord une guerre civile dont on sait(2) qu’il
en est de trois types: partisan, identitaire, socioéconomique, plus
ou moins confondus à l’occasion. Ainsi la Somalie: la lutte identitaire
voit s’affronter des clans auxquels on appartient de naissance et dont
il est impossible de changer.

Cependant, la guerre est aussi partisane, voire socioéconomique; elle
oppose les tenants d’un ordre religieux rigoureux aux défenseurs
d’un système théoriquement démocratique, tous citoyens
ayant choisi en principe librement leur camp, et qui peuvent en trouver un
autre au hasard des combats ou en se louant au plus offrant. Tous ces belligérants
se battent également pour le contrôle du port et de l’aéroport
de Mogadiscio, par où arrivent les marchandises bonnes à taxer
et le khat rémunérateur, la plante hallucinogène très
prisée des Somaliens.

· La «guerre totalitaire»

La conquête comme la défense de ces positions stratégiques,
port et aéroport, expliquent en partie le caractère urbain du
conflit, si courant aujourd’hui. Désormais, les noms de bataille
sont des noms de villes qui s’égrènent dans une sorte
de litanie tragique, Beyrouth, Brazzaville, Monrovia, Sarajevo, Dubrovnik,
Srebrenica, Kaboul, Bagdad… Mogadiscio. Ces guerres ont deux buts, parfois
confondus, le pillage et le pouvoir. Or les biens, qu’ils soient privés,
publics, ou fournis par l’aide internationale, existent d’abord
en ville, où se trouve le centre plus ou moins élaboré
du pouvoir politique. La ville est donc l’objectif à atteindre,
quitte à en chasser les habitants.

Car «la guerre moderne» est souvent totalitaire. Dans ce type
de conflit, l’homme en armes évite d’affronter ses homologues
pour s’en prendre plutôt à des populations désarmées,
tantôt la sienne comme au Cambodge, tantôt celle de l’autre
comme dans l’ex-Yougoslavie, tantôt les deux comme au Rwanda.
Dans l’espoir de prendre Mogadiscio ou d’aider les « gouvernementaux
» à ne pas en être chassés, les troupes éthiopiennes
bombardent aveuglément, jour après jour, des quartiers entiers
où se terrent des civils terrorisés, comme naguère l’artillerie
syrienne ou israélienne contre Beyrouth ou les canons serbes contre
Sarajevo.

Ainsi va la guerre moderne; elle est décomposée, dégénérée,
ses buts sont incertains, ses combattants, sans foi, ni loi; il n’est
pas d’Etat pour tenter d’en limiter les effets, pas de communauté
internationale pour la faire cesser. Les troupes éthiopiennes gagneront
peut-être la bataille de Mogadiscio, mais celle-ci marque l’échec
d’une intervention sensée durer deux semaines. Fin décembre
2006, les chefs des clans dominants de la capitale avaient obtenu des milices
islamiques qu’elles s’inclinent sans combattre face aux Ethiopiens
pour éviter la destruction de la ville. Hélas, le gouvernement
provisoire n’a en rien réussi dans sa tâche, pas même
à maintenir un semblant d’ordre. Les 1.200 Ougandais, dépêchés
par l’Union africaine pour y aider, sont restés l’arme
au pied.

Dans cette guerre, les vaincus sont légion.

Il y a l’Ethiopie chrétienne de nouveau honnie des Somaliens
musulmans; le pouvoir en Somalie n’a fait aucunement la preuve de son
aptitude à gouverner; déjà au plus mal en Irak et en
Afghanistan, l’Amérique, avec ce troisième front contre
l’islamisme, connaît un nouvel échec; la Somalie, enfin,
vacille une fois encore dans d’épouvantables épreuves
que son peuple de poètes n’avait pas méritées.

—————————————————————————

Chronologie

– Juin 2006: l’Union des tribunaux islamiques s’empare de Mogadiscio
en battant les chefs de guerre, soutenus par Washington.

– 9 octobre: les Tribunaux islamiques déclarent la «guerre sainte»
contre le gouvernement somalien et l’Ethiopie.

– 28 décembre: les forces gouvernementales somaliennes et l’armée
éthiopienne reconquièrent Mogadiscio.

– 8 janvier 2007: raid aérien américain dans le sud du pays
contre des «dirigeants d’Al-Qaïda», première
action militaire des Etats-Unis en Somalie depuis 1994.

– 19 janvier: l’Union africaine décide de déployer 7600
soldats en Somalie.

– 6 mars: arrivée d’un premier contingent de soldats ougandais
envoyés par l’UA.

– 21 mars: violences à l’occasion de l’installation à
Mogadiscio du président somalien, Abdullahi Yusuf ; début de
l’insurrection islamiste ;

– 1er-4 avril: violents combats entre insurgés, gouvernementaux et
Ethiopiens.

– 5 avril: suspension des hostilités; fuite des habitants de Mogadiscio;
renforcement de l’armée éthiopienne.
————————————————————-
(1) Et ce n’est pas l’autorisation que vient d’accordée
le président Bush aux Ethiopiens d’acheter des armes en Corée
du nord qui va changer les choses!
(2) Jean-Pierre Derriennic, Les guerres civiles, Paris, Presses de Sciences
Po, 2001.