Par
le colonel Jean-Louis DUFOUR
Notre consultant militaire est officier de carrière dans larmée
française, ex-attaché militaire au Liban, chef de corps du 1er
régiment dinfanterie de marine.
Il a aussi poursuivi des activités de recherche: études de crises
internationales, rédacteur en chef de la revue Défense
et auteur de livres de référence sur le sujet dont «La
guerre au XXe siècle», Hachette 2003; «Les crises internationales,
de Pékin à Bagdad», Editions Complexe, 2004
Qualifier de guerre moderne les luttes armées qui sévissent
en Somalie peut surprendre. Dantiques hélicoptères soviétiques
pour toute force aérienne, des avions biélorusses Illyouchine
acquis à bon compte sur les stocks de lex-Armée rouge
pour seul moyen de transport aérien, mortiers et roquettes pour toute
artillerie, utilisation des affûts quadruples de défense contre
avion (ZSU 23/4) pour le tir à terre, il ny a rien là
susceptible dévoquer une technologie militaire sophistiquée.
Sans doute devrait-on parler de «conflit contemporain», tant les
luttes(1) armées somaliennes ressemblent aux autres guerres de notre
temps. Celle de Somalie présente, en effet, nombre de caractéristiques
communes aux conflits observés dans le monde depuis trente ans; cest
un conflit «enchevêtre», mené partiellement au moins
par procuration, une guerre civile à la fois partisane et identitaire,
aux affrontements essentiellement urbains et dont les combattants sen
prennent dabord aux populations.
Un conflit enchevêtré est une guerre civile compliquée
dinterventions étrangères. En Somalie, les troupes du
gouvernement fédéral provisoire sont appuyées par larmée
éthiopienne pour combattre une insurrection des Tribunaux islamiques,
aidée par lErythrée.
La quasi-totalité des conflits daujourdhui sont des conflits
enchevêtrés. Cest par exemple le cas de lIrak,
une fois consommée la défaite de son armée en avril 2003.
Même chose en Afghanistan, au Soudan, en Palestine, au Sri Lanka, aux
Philippines, en Colombie
· Une double guerre par procuration
Cette guerre somalienne en est une par procuration, double procuration même!
LEthiopie est mandatée par les Etats-Unis pour combattre en
Somalie, ce qui nempêche pas Addis-Abeba den profiter
pour priver son opposition intérieure, plus ou moins armée,
dune base arrière en Somalie. Quant à lErythrée,
les Tribunaux islamiques lui servent de délégués pour
affronter son vieil adversaire éthiopien.
Toutefois, le caractère international de la lutte ne doit pas occulter
ses fondements internes. Semblable en cela à la guerre du Liban, le
confit somalien est dabord une guerre civile dont on sait(2) quil
en est de trois types: partisan, identitaire, socioéconomique, plus
ou moins confondus à loccasion. Ainsi la Somalie: la lutte identitaire
voit saffronter des clans auxquels on appartient de naissance et dont
il est impossible de changer.
Cependant, la guerre est aussi partisane, voire socioéconomique; elle
oppose les tenants dun ordre religieux rigoureux aux défenseurs
dun système théoriquement démocratique, tous citoyens
ayant choisi en principe librement leur camp, et qui peuvent en trouver un
autre au hasard des combats ou en se louant au plus offrant. Tous ces belligérants
se battent également pour le contrôle du port et de laéroport
de Mogadiscio, par où arrivent les marchandises bonnes à taxer
et le khat rémunérateur, la plante hallucinogène très
prisée des Somaliens.
· La «guerre totalitaire»
La conquête comme la défense de ces positions stratégiques,
port et aéroport, expliquent en partie le caractère urbain du
conflit, si courant aujourdhui. Désormais, les noms de bataille
sont des noms de villes qui ségrènent dans une sorte
de litanie tragique, Beyrouth, Brazzaville, Monrovia, Sarajevo, Dubrovnik,
Srebrenica, Kaboul, Bagdad
Mogadiscio. Ces guerres ont deux buts, parfois
confondus, le pillage et le pouvoir. Or les biens, quils soient privés,
publics, ou fournis par laide internationale, existent dabord
en ville, où se trouve le centre plus ou moins élaboré
du pouvoir politique. La ville est donc lobjectif à atteindre,
quitte à en chasser les habitants.
Car «la guerre moderne» est souvent totalitaire. Dans ce type
de conflit, lhomme en armes évite daffronter ses homologues
pour sen prendre plutôt à des populations désarmées,
tantôt la sienne comme au Cambodge, tantôt celle de lautre
comme dans lex-Yougoslavie, tantôt les deux comme au Rwanda.
Dans lespoir de prendre Mogadiscio ou daider les « gouvernementaux
» à ne pas en être chassés, les troupes éthiopiennes
bombardent aveuglément, jour après jour, des quartiers entiers
où se terrent des civils terrorisés, comme naguère lartillerie
syrienne ou israélienne contre Beyrouth ou les canons serbes contre
Sarajevo.
Ainsi va la guerre moderne; elle est décomposée, dégénérée,
ses buts sont incertains, ses combattants, sans foi, ni loi; il nest
pas dEtat pour tenter den limiter les effets, pas de communauté
internationale pour la faire cesser. Les troupes éthiopiennes gagneront
peut-être la bataille de Mogadiscio, mais celle-ci marque léchec
dune intervention sensée durer deux semaines. Fin décembre
2006, les chefs des clans dominants de la capitale avaient obtenu des milices
islamiques quelles sinclinent sans combattre face aux Ethiopiens
pour éviter la destruction de la ville. Hélas, le gouvernement
provisoire na en rien réussi dans sa tâche, pas même
à maintenir un semblant dordre. Les 1.200 Ougandais, dépêchés
par lUnion africaine pour y aider, sont restés larme
au pied.
Dans cette guerre, les vaincus sont légion.
Il y a lEthiopie chrétienne de nouveau honnie des Somaliens
musulmans; le pouvoir en Somalie na fait aucunement la preuve de son
aptitude à gouverner; déjà au plus mal en Irak et en
Afghanistan, lAmérique, avec ce troisième front contre
lislamisme, connaît un nouvel échec; la Somalie, enfin,
vacille une fois encore dans dépouvantables épreuves
que son peuple de poètes navait pas méritées.
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Chronologie
– Juin 2006: lUnion des tribunaux islamiques sempare de Mogadiscio
en battant les chefs de guerre, soutenus par Washington.
– 9 octobre: les Tribunaux islamiques déclarent la «guerre sainte»
contre le gouvernement somalien et lEthiopie.
– 28 décembre: les forces gouvernementales somaliennes et larmée
éthiopienne reconquièrent Mogadiscio.
– 8 janvier 2007: raid aérien américain dans le sud du pays
contre des «dirigeants dAl-Qaïda», première
action militaire des Etats-Unis en Somalie depuis 1994.
– 19 janvier: lUnion africaine décide de déployer 7600
soldats en Somalie.
– 6 mars: arrivée dun premier contingent de soldats ougandais
envoyés par lUA.
– 21 mars: violences à loccasion de linstallation à
Mogadiscio du président somalien, Abdullahi Yusuf ; début de
linsurrection islamiste ;
– 1er-4 avril: violents combats entre insurgés, gouvernementaux et
Ethiopiens.
– 5 avril: suspension des hostilités; fuite des habitants de Mogadiscio;
renforcement de larmée éthiopienne.
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(1) Et ce nest pas lautorisation que vient daccordée
le président Bush aux Ethiopiens dacheter des armes en Corée
du nord qui va changer les choses!
(2) Jean-Pierre Derriennic, Les guerres civiles, Paris, Presses de Sciences
Po, 2001.