28/08/07 (B410) LE MONDE Borrel, une affaire d’Etat (Guillaume Dasquié, journaliste indépendant)
La présence militaire française à Djibouti est stratégiquement cruciale. La raison d’Etat peut-elle pour autant s’accommoder du meurtre d’un juge à l’étranger ?
Révélations sur de multiples pressions politiques.
Djibouti, 19 octobre 1995, 7 h 20. Au bas d’un dénivelé rocheux, des gendarmes français découvrent le corps sans vie partiellement calciné d’un magistrat, français lui aussi, Bernard Borrel. Sa jeep est restée au sommet du ravin. Accéder à ce lieu désolé suppose de croiser deux barrages militaires – un français, un djiboutien. En principe, les registres détaillés des passages sont bien tenus. Pourtant, selon l’instruction de la juge parisienne Sophie Clément, les registres de cette journée fatidique sont introuvables.
Le même jour, 9 h 41 : un télégramme de l’ambassade de France à Djibouti informe Paris : « Selon son entourage, M. Borrel avait été profondément affecté par l’annonce du suicide d’un de ses amis intervenu en France il y a trois semaines. » A cet instant, le cadavre gît encore sur les rochers, aucun médecin ne l’a examiné.
Une heure après, le docteur Hubert Trillat, dépêché sur place, rédige un certificat de décès : « Mort accidentelle dont les causes demandent à être déterminées », écrit-il. Pas question, encore, de suicide.
18 h 17 : un autre télégramme de l’ambassadeur Jean-Marie Momal au ministère de la coopération explique : « Les constations effectuées ce jour (…) permettent de considérer comme très probable que M. Borrel a mis fin à ses jours. » Ce message est fondé sur les observations d’André Minana, policier français de l’ambassade. La thèse du suicide par le feu s’écrit là. Elle s’imposera dix ans.
« COMME S’IL AVAIT AVAIT REÇU UN COUP DE MAILLET DANS LE FRONT »
Ce 19 octobre 1995, le corps de Bernard Borrel arrive enfin à la morgue de l’hôpital des armées françaises de Djibouti, le Centre Bouffard.
Douze ans plus tard, le 23 mars 2007, Alexandre Barrier, alors employé à la morgue en tant qu’appelé du contingent, se souvient qu’une capitaine française qui travaillait avec lui a attiré son attention « sur un hématome rond, quasi parfait, sur la tête de M. Borrel.
Elle m’a dit : « Prends ta bouteille de Pepsi et met-là sur le rond, elle tiendra toute seule. C’était comme s’il avait reçu un coup de maillet dans le front.
» Ce détail, a priori très visible, n’avait pas été relevé par le policier Minana.
Fait troublant, Alexandre Barrier se souvient aussi que, ce 19 octobre 1995, ses supérieurs lui avaient « demandé de signer un papier indiquant qu'(il) ne divulguera aucune information sur ce qu'(il) avait vu ». Dix ans durant, la blessure au crâne restera ignorée des comptes-rendus d’autopsie.
Le 3 février 2004, la juge Sophie Clément interroge le professeur de médecine légale Patrice Mangin sur ce mystère, ainsi que sur une « lésion de défense » à l’avant-bras de la victime laquelle n’avait pas non plus été observée lors des précédentes expertises. « Si on ne va pas regarder quelque chose, on ne voit pas », glisse le médecin, qui ajoute : le traumatisme à la tête « ne pourrait pas » provenir d’une chute du corps sur les rochers.
Selon lui, il résulte d' »un coup porté avec un instrument contondant ».
A la juge qui demande si, conformément au scénario du suicide, Bernard Borrel a pu « s’asperger d’essence debout ou à genoux et qu’il ait ensuite couru vers l’endroit où il a été retrouvé », l’expert répond : « Non (…) ce n’est pas possible. » Le professeur croit utile de signaler cependant que « les constations immédiates après le décès (à Djibouti) n’ont pas été faites de manière appropriée ».
QUI A DONNÉ L’ORDRE ?
Yves Bot, qui était alors procureur de la République à Paris, rappelle qu’après cette audition il n’a « jamais caché dans (son) analyse du dossier qu'(il) considérai(t) que Borrel avait été assassiné ».
A cet instant, ce n’est plus une simple thèse défendue par sa veuve, Elisabeth Borrel : le meurtre de son mari devient la piste privilégiée par le parquet. Position adoptée par tous les successeurs de M. Bot, y compris l’actuel procureur, Jean-Claude Marin. Interrogé par Le Monde, celui-ci admet : « La thèse du suicide a été portée pendant un certain temps et puis les choses ont évolué.
Plusieurs éléments, notamment des constations médico-légales et pyrotechniques, ont fait que la thèse du suicide apparaissait fortement improbable. Aujourd’hui, notre position est plutôt de considérer que c’est un acte criminel.
Pour l’instant, il nous manque encore une pièce sans doute déterminante du puzzle : pourquoi ? Ou pour qui ? Nous ignorons encore l’architecture de ce schéma criminel. »
Reste donc à découvrir les mobiles et à identifier le donneur d’ordre. Sur ce point, les services de renseignement français pourraient fournir des informations cruciales. Le 17 septembre 2004, dans un courrier adressé à la ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie, la juge d’instruction l’avertit que des soupçons pèsent sur l’entourage du président de Djibouti, Ismaël Omar Guelleh.
Faute d’avoir reçu la totalité des notes de la DGSE afférantes à l’affaire Borrel, la magistrate convoque Régis Ollivier, chef d’antenne du « service » à Djibouti en 1995.
Mais, à la plupart des questions, l’intéressé oppose le secret-défense. « Il s’agit d’une affaire politique (dont) la réponse ne peut être que politique. D’Etat à Etat. »
Le 23 juin 2004, Henri Fontana, autre fonctionnaire de la DGSE, qui enquête sur des réseaux de corruption internationaux, consent à éclairer davantage l’instruction. Il cite une source de son service qui lui « a donné des détails sur la légende construite autour de la mort de Bernard Borrel pour dissimuler l’assassinat et également pour que sa mort serve d’exemple ».
L’agent de renseignement estime que le juge Borrel « aurait été assassiné en raison d’informations compromettantes recueillies dans le cadre de ses activités professionnelles à Djibouti ».
Un autre agent partage cette analyse : Daniel Tonnot. Au moment du drame, à Djibouti, il est le numéro deux de l’unité locale de la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Selon lui : « Les commanditaires du « suicide » étaient certainement des gens haut placés au gouvernement de Djibouti (…). Ismaël Omar Guelleh était mêlé dans toutes les grandes affaires, celle de (l’attentat) du Café de Paris, trafic d’armes, d’argent (…) Certainement que M. Borrel en savait trop sur ces affaires. »
A Paris comme à Djibouti, les décideurs commencent à s’inquiéter.
Le 17 juin 2004, le procureur djiboutien Ali Djama Souleiman demande à la justice française qu’on lui communique la totalité des pièces d’instruction. A Versailles, le nom du procureur est familier des magistrats chargés de l’affaire Borrel. Une plainte, en cours d’examen, le vise personnellement pour « pressions » effectuées sur deux militaires djiboutiens, expatriés en Belgique, qui mettent directement en cause l’entourage immédiat du président Guelleh dans l’élimination du juge Borrel.
« PERBEN POURRAIT ÊTRE POURSUIVI PAR MME BORREL POUR FORFAITURE »
Obtempérer à la demande djiboutienne reviendrait donc à communiquer le dossier à des personnes mises en cause. La juge renâcle. Mais, comme le révèlent les 900 pages de documents saisis le 23 avril au ministère de la justice et aux affaires étrangères, – dont Le Monde a pu prendre connaissance -, les intérêts diplomatiques peuvent parfois primer sur l’intérêt d’un dossier judiciaire.
Le 30 juillet 2004, Laurent Le Mesle, alors directeur de cabinet du garde des sceaux, signe une note sans ambiguïté pour ses services : « Je vous remercie de veiller à ce qu’il soit apporté une réponse favorable à la demande formulée par les autorités djiboutiennes. »
Ex-conseiller juridique de Jacques Chirac à l’Elysée, Laurent Le Mesle est aujourd’hui procureur général près la cour d’appel de Paris. Il n’a pas souhaité répondre à nos questions.Conseil de Djibouti, l’avocat parisien Francis Szpiner maintient que la requête de son client repose sur des bases juridiques valables.
Mais la juge Clément, pointant un vice de procédure, s’oppose à la transmission de tous ses éléments d’enquête. Les responsables politiques djiboutiens insistent.
Dans un courrier du 28 septembre 2004 à Pierre Vimont, son homologue aux affaires étrangères, Laurent Le Mesle annonce qu’une nouvelle démarche va être conseillée à Djibouti : « La demande (…) sera alors satisfaite, en tenant compte du délai qu’imposera la copie des 35 tomes de la procédure judiciaire. »
La juge Sophie Clément douchera une seconde fois ce bel optimisme en rendant, le 5 février 2005, un acte de « soit transmis » négatif. La requête djiboutienne, écrit-elle, « apparaît comme un détournement de procédure effectué dans l’unique but de prendre connaissance d’un dossier contenant notamment des pièces mettant en cause le procureur de la République de Djibouti ». A l’époque, le cabinet du garde des sceaux se range à cette décision.
Au sommet de l’Etat, on se désole.
Une note de travail de la direction Afrique-océan Indien du Quai d’Orsay, rédigée pour préparer la rencontre du 17 mai 2005 entre le président Jacques Chirac et Ismaël Omar Guelleh, considère : « Malheureusement, les services de la chancellerie ont mal évalué les conséquences d’une telle transmission (du dossier à Djibouti) : M. Perben, le ministre de la justice, pourrait être poursuivi par Mme Borrel pour forfaiture. »
C’est alors que germe, à Paris – un comble ! -, l’idée d’obliger la juge française à obéir en suggérant à Djibouti d’attaquer la France devant la Cour internationale de justice (CIJ). Dans un télégramme diplomatique daté du 25 juin 2005, l’ambassadeur à Djibouti, Philippe Selz, relate un entretien avec le ministre djiboutien des affaires étrangères : « Il m’a dit qu’il « réfléchissait à notre idée de recours à la CIJ ». Djibouti a déposé plainte à La Haye le 9 janvier 2006.
Le 30 mai 2007, après l’élection de Nicolas Sarkozy, Ismaël Omar Guelleh était de passage à Paris. On ignore qui il a rencontré.
Guillaume Dasquié
Journaliste indépendant