27/12/07 (B427) Le Figaro / La Somalie, sanctuaire du terrorisme islamiste (Info lectrice)

De notre envoyé spécial à Mogadiscio Adrien Jaulmes

Malgré l’intervention éthiopienne de décembre 2006, Mogadiscio reste un repaire pour les djihadistes internationaux.

Le gouvernement somalien ne gouverne pas grand-chose. Son président, Abdoulaye Youssouf, 78 ans, est à Londres pour raisons médicales. La plupart des autres ministres sont retranchés sur les hauteurs de Mogadiscio, autour de la «Villa Somalia». Autour sont garés des «technikals», ces pick-up équipés de mitrailleuses lourdes devenus le symbole de la guerre civile somalienne. Des policiers montent la garde, jeunes gens maigres, kalachnikov à la main, l’air crâneur derrière leurs lunettes de soleil et la clope au bec. Le reste de la ville échappe presque à tout contrôle.

Le Gouvernement fédéral de transition (TFG) a été installé après la déroute du régime des Tribunaux islamiques devant l’armée éthiopienne, il y a exactement un an. À l’époque, la chute de ce gouvernement islamique se réclamant de la charia avait enchanté Washington. Inquiets de voir se développer dans la Corne de l’Afrique un régime du genre de celui des talibans afghans, et la Somalie devenir un nouveau refuge pour les djihadistes internationaux, les Américains avaient soutenu activement l’intervention éthiopienne.

Éthiopie chrétienne contre Somalie musulmane

Mais un an après, ce front de la guerre mondiale contre l’islam radical ressemble furieusement aux deux autres, l’Irak et l’Afghanistan. Les Éthiopiens sont toujours en Somalie, alors qu’ils avaient annoncé leur intention de se retirer au plus vite. Les chefs des Tribunaux islamiques se sont réfugiés en Érythrée, ennemi juré de l’Éthiopie, et une insurrection nationaliste et religieuse a éclaté à Mogadiscio. Les insurgés, surnommés les shababs, les «jeunes», mènent une guérilla cruelle, violente, inspirée des méthodes irakiennes, contre les forces éthiopiennes et ses alliés somaliens du TFG.

Des bombes cachées sur le bas-côté explosent au passage des convois éthiopiens. Des grenades sont lancées par des jeunes gens, parfois des enfants, contre les patrouilles de la police. Presque toutes les nuits, les tirs retentissent et des balles traçantes rouges ricochent vers le ciel comme des comètes.

Chaque soir, le ronronnement d’avions, drones ou canonnières volantes américains couvre celui des générateurs électriques. Des rumeurs persistantes font état de la présence de forces spéciales américaines aux côtés des Éthiopiens.

L’un des bastions des insurgés est le marché de Bakara. C’est au-dessus de ce quartier populaire qu’avaient été abattus les hélicoptères américains Black Hawk en 1993, et dans ce dédale de ruelles sablonneuses que la foule déchaînée avait traîné les corps des G.I.

Le mois dernier, ce sont les cadavres de deux soldats éthiopiens qui ont été profanés de la même manière par une foule en délire. Depuis, les vidéos de la scène se transmettent par téléphone portable.

Un des policiers responsables du marché de Bakara est le lieutenant Nour Ahmed Abdallah. Lunettes cerclées d’or, béret bleu de la police, la kalachnikov calée sous le moignon de sa main amputée pendant la guerre civile de 1991, il déploie ses hommes autour du poste de police de Howlwadak. Les murs sont criblés de balles et d’impacts de RPG-7.

Le commissariat a été attaqué à plusieurs reprises ces dernières semaines. Le lieutenant Nour Ahmed n’est pas très optimiste. «Oui, bien sûr, on peut aller où on veut à Mogadiscio, dit-il. Mais dans certains quartiers, on sait qu’on devra se battre. Surtout ici, à Bakara. Bon, d’ailleurs, mieux vaut ne pas s’éterniser», ajoute-t-il en faisant replier ses hommes.

Les shababs sont partout et nulle part. Les attaques ont lieu dans tous les quartiers de Mogadiscio, et le nord de la ville est pratiquement inaccessible aux forces du TFG. Face à cette guérilla, les Éthiopiens font un usage immodéré de leur puissance de feu. Les tanks et l’artillerie tirent en pleine ville, au canon ou aux katiouchas, contre les quartiers où se cachent les insurgés.

Les victimes civiles arrivent chaque jour dans les hôpitaux, où la colonne «blessure par balles» des tableaux d’admission est toujours la plus remplie. Des dizaines de milliers d’habitants ont fui la ville pour se réfugier dans des camps à la périphérie. Des shababs se glissent bien sûr aussi dans ces camps de déplacés. La communauté humanitaire internationale, échaudée par le fiasco des précédentes interventions en Somalie, préfère parler de crise humanitaire et s’occuper du Darfour.

«Une force d’occupation»

C’est que la guerre en Somalie est un plus compliquée que ne l’imaginaient les stratèges du Pentagone. En s’appuyant sur la puissante Éthiopie chrétienne, les Américains ont sous-estimé la réaction de la Somalie musulmane, sa rivale historique.

Dans Mogadiscio subsistent les socles de béton des statues des héros nationaux somaliens ; celle de Mohammed Gurrey, le «Gaucher», qui avait manqué de peu détruire l’Éthiopie chrétienne au XVIe siècle, ou celle du «Mad Mullah», sorte de précurseur du Mollah Omar ou de Ben Laden, qui avait lutté pendant vingt ans au début du XXe siècle contre les Anglais, les Italiens et les Éthiopiens. Le souvenir de la guerre de 1977 pour la province de l’Ogaden, contrôlée par l’Éthiopie mais revendiquée par la Somalie, reste aussi vivace.

«Les Éthiopiens sont ici à notre demande, pour nous aider», disent les ministres du TFG. «Les Éthiopiens sont une force d’occupation. Ils ont profité de notre faiblesse pour nous envahir !», rétorquent les anciens du clan des Hawiye, auquel appartenaient beaucoup de responsables du régime des Tribunaux islamiques.

Le clanisme vient s’ajouter à ces questions nationalistes et religieuses. D’une complexité à donner le tournis aux Somaliens eux-mêmes, la division en clans et sous-clans de la société somalienne n’est jamais loin derrière les rivalités politiques. Beaucoup de membres du TFG et son président, Mohammed Youssouf, sont du clan Darod. Les shababs recrutent quant à eux beaucoup parmi les Abergedir, une branche du puissant clan Hawiye, qui contrôle l’économie de Mogadiscio.

Le TFG souffre de sa propre incapacité à rétablir un semblant de sécurité. «J’étais mieux l’année dernière», dit Obah Sharif Ibrahim. Cette marchande de thé ambulante a fui sa maison pulvérisée par une katioucha éthiopienne. Elle vit depuis avec ses cinq enfants dans une cabane de branchages dans un camp de l’ouest de Mogadiscio. «Si les Éthiopiens n’étaient pas là, ce gouvernement ne durerait pas bien longtemps», ajoute-t-elle.