24/06/11 (B609) SlateAfrique / Djibouti, la dictature oubliée. Pourquoi la planète ne s’intéresse pas au régime autocratique de Djibouti ? (Info lecteur)

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Au vu des extraordinaires évènements qui agitent le Moyen-Orient, les élections présidentielles de Djibouti risquaient fort de ne guère attirer l’attention du reste du monde. De fait, la détresse de ce minuscule pays, coincé entre la Somalie et le Yémen, passe aujourd’hui presque totalement inaperçue.

Pour autant, Djibouti demeure à la fois le principal port de pêche de 85 millions d’Ethiopiens enclavés, le centre de la lutte contre la piraterie dans la Corne de l’Afrique, et un allié fidèle de l’Occident dans la guerre contre le terrorisme. Un pays d’une importance stratégique cruciale, au cœur d’une région instable.

Comparée au chaos électoral d’un pays comme le Nigéria (la plus grande démocratie d’Afrique), la relative tranquillité des élections djiboutiennes du 8 avril 2011 pourrait être perçue comme une agréable surprise. Ce petit pays revendique moins d’un million d’habitants; il y a donc plus d’électeurs dans un seul district de la ville nigériane de Lagos que dans l’ensemble de Djibouti.

Guelleh l’autocrate

Mais la démocratie djiboutienne présente de nombreuses failles. Son Parlement ne compte aucun député d’opposition. Le seul organisme de radiodiffusion national, Radio-Television Djibouti, est le porte-parole du gouvernement. Servile, il se borne à faire le compte-rendu des visites et des rendez-vous du président.

La société civile ne compte pratiquement aucune organisation indépendante, et la quasi-totalité des emplois dépendent de l’Etat —autrement dit, il n’est pas conseillé de critiquer le régime si l’on tient à sa carrière. Dans ces conditions, l’essentiel de la campagne électorale de cette année s’est résumée au culte du «héros»: le président en exercice, Ismail Omar Guelleh.

Ne pouvant exercer plus de deux mandats consécutifs, Guelleh a modifié la Constitution en 2010 afin de pouvoir rester à la tête de l’Etat cinq années de plus. Guelleh est arrivé au pouvoir en 1999, succédant à son oncle, Hassan Gouled Aptidon, qui fut le premier président du pays (après avoir obtenu l’indépendance de la France en 1977).

Son administration a signé des accords commerciaux et a stimulé l’investissement étranger, mais n’a pour autant pris presque aucune mesure pour enrayer le chômage massif qui, selon certaines estimations, dépasserait les 60%.

Il fut à nouveau candidat en 2005 et obtint (officiellement) 100% des suffrages. Guelleh faisait face à un candidat indépendant et l’opposition a décidé de boycotter les élections; sa victoire était dès lors presque certaine.

Si l’histoire s’arrêtait là, Djibouti serait une autocratie comme tant d’autres; un pays au destin triste, mais prévisible —assez proche de celui du Gabon, de la Syrie, ou de l’Azerbaïdjan. Ne disposant d’aucunes ressources naturelles notables, ce micro-Etat plus connu pour ses sites de plongée sous-marine que pour sa diversité politique est clairement en marge de la politique internationale.

Un allié précieux de l’Occident

Mais pour l’Occident —et notamment les Etats-Unis et la France—, Djibouti est important. Très important. Le camp Lemonnier de Djibouti, base d’opérations avancée de l’US Africa Command (commandement unifié des Etats-Unis pour l’Afrique), est une zone accueillante au sein même de la Corne de l’Afrique, qui comprend l’Erythrée, la Somalie et le Yémen.

Le camp Lemonnier abrite environ 2.000 soldats américains, en plus des forces navales qui font parfois escale dans le port de la capitale. Le port d’accueil le plus proche étant celui de Mombasa, au Kenya (à 2.700 kilomètres de distance…), les Etats-Unis, l’Otan et l’Union européenne n’ont pas le choix: il leur faut une base pour monter leurs opérations anti-piraterie, et le port de Djibouti demeure leur seul refuge de la région.

En acceptant, sans retenue, de coopérer aux opérations anti-piraterie, Djibouti a gagné l’amitié de nombreux membres de la communauté internationale. Sans son port, nombre de pays (notamment le Japon, l’Allemagne et la Russie) ne pourraient maintenir une présence navale dans les eaux de l’Afrique de l’Est.

Située au débouché de la mer Rouge et du golfe d’Aden, Djibouti occupe une position stratégique permettant de protéger l’un des ensembles de voies maritimes les plus fréquentés au monde —voies maritimes de plus en plus vulnérables face à l’ambition croissante des pirates. Et ce problème n’est pas près de disparaître.

On est certes parvenu à mettre à mal les «pirate action groups » [groupes d’attaque pirates, ndt], comme les dénomment les forces internationales, mais selon les chiffres du centre d’observation de la piraterie (du Bureau maritime international), on dénombre déjà quatorze détournements de navires dans le golfe d’Aden depuis le début de l’année.

Djibouti abrite la seule base militaire américaine d’Afrique; ce pays représente donc un indispensable maillon de la guerre contre le terrorisme. C’est à partir du camp Lemonnier que les Etats-Unis lancent leurs drones antiterroristes visant des cibles situées dans la péninsule arabique et en Somalie. La CIA disposerait d’installations sur le territoire: selon le Washington Post, un ancien détenu a intenté un procès aux autorités djiboutiennes, qu’il accuse d’avoir trempé dans son transfert extraordinaire (enlevé en Tanzanie, il aurait transité par Djibouti, puis serait passé par un réseau de prisons de la CIA en Europe de l’Est et en Afghanistan).

La France a elle aussi des intérêts dans ce pays. Cette ancienne colonie abrite sa plus importante présente militaire à l’étranger: elle y accueille une demi-brigade de la Légion étrangère. L’aéroport d’Ambouli abrite des avions de chasse français. Un accord mutuel de défense lie les deux pays.

Un peuple bâillonné

Mais Djibouti, qui est membre à part entière de la Ligue arabe, n’a pas été épargné par la vague d’agitation qui a récemment déferlé sur la région. Une manifestation d’environ 4.000 personnes —la plus importante depuis des années— s’est réunie devant le stade national de Djibouti le 18 février dernier pour protester contre le probable troisième mandat de Guelleh. En l’absence de médias internationaux et d’une presse locale indépendante, les mouvements populaires ont été rapidement étouffés. Comme me l’a expliqué l’ambassadeur de France au lendemain des manifestations pro-démocratie (qui ont été dispersées à grand renfort de gaz lacrymogène et de charges policières):

«Ces troubles locaux ne nous inquiètent pas. Le terrorisme, la piraterie, voilà les vrais problèmes.»

Les citoyens de Djibouti payent le prix de l’apathie occidentale. Comme le faisait récemment remarquer Human Rights Watch, le gouvernement a mis en place une interdiction des réunions publiques, criminalisant tout rassemblement —ce qui est contraire à la Constitution du pays. Plutôt que de permettre un examen indépendant de l’intégrité du processus électoral, le gouvernement de Djibouti a décidé d’emprisonner des militants des droits de l’Homme et fait expulser des observateurs internationaux. Plusieurs militants politiques sont aujourd’hui détenus sans jugement; leur nombre exact n’a pas été confirmé.

Certes, Djibouti est un petit pays —et un allié précieux de l’Occident au sein d’une région des plus instables. Mais il devrait être considéré de la même manière, et jugé selon les mêmes critères, que le reste des Etats au passé douteux. Djibouti ne fait peut-être pas la une de nos journaux, mais la nature de sa relation avec l’Occident mérite tout autant d’être réévaluée.

Aly Verjee
Traduit par Jean-Clément Nau