21/10/2021 (Brève 1934) Le Monde Arabe : Matthieu Anquez : « Djibouti ressemblera de plus en plus à un protectorat économique, politique et militaire de la Chine »

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++ Le Monde arabe – La Chine mène une politique active de rapprochement avec les pays d’Afrique de l’Est dans le cadre de ses nouvelles routes de la Soie, en capitalisant notamment sur les ports. Quel est l’intérêt d’avoir un accès direct à des infrastructures portuaires dans ces pays dans un contexte de réorientation stratégique chinoise ?

Matthieu Anquez – La « nouvelle route de la soie », ou bien « la ceinture et la route », est une stratégie économique définie par Xi Jinping en 2013. Outre un volet terrestre, elle comporte un important volet maritime, qui repose sur la sécurisation des routes commerciales chinoises. Bien entendu, les ports y ont une grande importance.

Les ports sont, historiquement, un moyen majeur de contrôle du commerce, non seulement maritime, mais aussi par l’accès à l’intérieur des terres, l’hinterland, qu’ils procurent. A la fois étapes maritimes et débouchés permettant l’évacuation des richesses produites à l’intérieur des terres, ils revêtent ainsi une grande importance stratégique. Notons que la première grande infrastructure construite en Afrique de l’Est par la Chine remonte aux années 1970 : il s’agissait de la ligne de chemin de fer « Tazara », reliant le port de Dar es-Salam en Tanzanie à la ville zambienne de Kapiri Mposhi, située dans la Copper Belt. Cette ligne servait essentiellement à acheminer le minerai de cuivre qui y était extrait pour alimenter la demande industrielle chinoise.

Les Européens l’ont bien compris dès l’expansion coloniale, le cas britannique étant particulièrement éclairant (contrôle des détroits, des ports, des îles entre la métropole et ses colonies). Par ailleurs, les ports peuvent également présenter un intérêt militaire si l’accès à des bâtiments de combat est possible, essentiellement pour des raisons de ravitaillement et de prépositionnement de forces navales et aéronavales. Pour la Chine en pleine extension politico-économique, le contrôle des ports est un objectif évident. Et l’Europe n’est pas à l’abri, comme l’ont montré les cas du Pirée ou de Gênes.

Le cas de Djibouti est particulièrement emblématique de cette stratégie chinoise, où Pékin évince les entreprises de gestion portuaires implantées de longue date à Doraleh, le grand port local. La société émirati DP World en a fait les frais récemment. Les autorités djiboutiennes ont ainsi unilatéralement rompu le contrat qui les unissaient en 2018 au profit d’un acteur chinois, China Merchants Group. Preuve s’il en est que les sociétés occidentales ne sont pas les seules à subir des revers face aux appétits chinois.

++ Le Monde arabe – L’influence militaire chinoise en Afrique reste pour le moment extrêmement modérée. Pourquoi avoir choisi Djibouti pour s’implanter, alors même que les puissances occidentales -et autres- s’y bousculent déjà ? D’autres pays ne peuvent-ils pas présenter un intérêt pour Pékin ?

Matthieu Anquez – Compte tenu de sa localisation, Djibouti est éminemment stratégique. Avec le Yémen de l’autre côté, il contrôle de détroit de Bab el Mandeb, qui sépare la Mer Rouge de l’Océan Indien. Une grande part du trafic entre l’Orient – et notamment la Chine – et l’Europe y transite, la route continuant vers Suez. Bab el Mandeb est ainsi autant stratégique que le Canal. Or, le Yémen, à 30 km à peine, est en état de guerre civile, ce qui accroît d’autant l’importance de Djibouti, seule rive stable. Pour une puissance dépendant grandement de son commerce extérieur pour assurer sa prospérité, la sécurisation des routes maritimes est primordiale. La Chine applique donc en première analyse d’une logique purement sécuritaire, afin de protéger ses navires porte-containers.

Toutefois, d’autres puissances sont déjà présentes à Djibouti. La France est l’ancienne puissance tutélaire de Djibouti, qui constituait la base principale de la Côte française des Somalies. Avec la recrudescence de la piraterie en Mer d’Arabie, consécutive à la détérioration en Somalie au début des années 1990, Djibouti a progressivement accueilli d’autres puissances : Etats-Unis en 2002, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, Japon en 2011… Et Chine en 2017, première véritable base militaire située hors du territoire chinois.

Officiellement, il s’agit pour la Chine de protéger son commerce contre la piraterie et le terrorisme maritime. Néanmoins, il s’agit aussi d’une implantation bien pratique pour surveiller les agissements des autres puissances étrangères dans la région, et de signifier son nouveau statut de grande puissance mondiale. A noter que ce sont des entreprises chinoises qui ont équipé les bâtiments de la présidence djiboutienne, où des suspicions d’écoutes de hauts responsables étrangers de passage sont presque certaines. Selon certaines sources, la base chinoise pourrait accueillir jusqu’à 10 000 militaires chinois à l’horizon 2026, contre à peine 1 500 pour la France…

A terme, d’autres Etats africains pourraient attirer les convoitises chinoises. La Chine est déjà très présente économiquement dans le continent. La logique voudrait qu’elle souhaite sécuriser ses approvisionnements, et donc, suivant une stratégie équivalente à celle de Djibouti, penser à contrôler des ports et à installer des bases militaires sur tout le pourtour du continent.

++ Le Monde arabe – Le président djiboutien déclarait, le 4 avril 2017, à Jeune Afrique que « Les Chinois sont les seuls à investir chez nous dans tous les domaines (chemin de fer, ports, banques, parcs industriels, etc). Les Français et les Européens sont largement aux abonnés absents » La Chine a en effet multiplié les projets d’investissements dans le pays avec, entre 2012 et 2018, 14 milliards de dollars investis par Pékin dans le pays. Quelles sont les contreparties pour Djibouti, de l’accès aux liquidités chinoises ?

Matthieu Anquez – La Chine a, il est vrai, considérablement investi à Djibouti dans de nombreux domaines, notamment les infrastructures. Mais Pékin ne s’est pas limité à ces investissements, estimés à environ un milliard $ par an en moyenne (pour rappel, le PIB en parité de pouvoir d’achat de Djibouti est d’environ 4 milliards $). Progressivement, les Chinois se sont assurés le contrôle de 60 à 70 % de la dette publique djiboutienne. Bien entendu, un tel niveau ne peut qu’avoir des répercussions négatives sur l’indépendance du pays, le président Ismaïl Omar Guelleh n’ayant que peu de marge de manœuvre dans ses négociations avec les autorités chinoises. Djibouti est bien tombé dans le « piège de la dette », et son économie se trouve presque à la merci des décisions de Pékin. Et ce d’autant que, nous l’avons vu avec l’exemple de DP World, la Chine contrôle aussi les infrastructures économiques vitales du pays. L’affaire DP World reflète également l’insécurité juridique autour des investissements étrangers, le contrat initial ayant été rompu de manière unilatérale. Si l’on rajoute les 10 000 militaires chinois attendus à l’horizon 2026, Djibouti ressemblera de plus en plus à un protectorat économique, politique et militaire de la Chine.

++ Le Monde arabe – Le modèle de la Chinafrique qui doit sembler se dessiner aujourd’hui à Djibouti est-il finalement si différent de celui de la « Françafrique » coloniale, aujourd’hui largement honni par les populations africaines ? 

Matthieu Anquez – La Chinafrique a une différence majeure de la Françafrique post-coloniale, sans parler de la période coloniale elle-même qui était une sujétion directe : Pékin n’intervient pas dans les affaires politiques intérieures, du moins officiellement. Les réseaux français post-coloniaux étaient peut-être moins subtils et se débarrassaient d’un dirigeant lorsqu’il était jugé nuisible aux intérêts de Paris. Toutefois, la tutelle indirecte, par le biais de la dette, des investissements stratégiques, voire comme dans le cas de Djibouti d’une présence militaire, fait que la Chinafrique n’est guère différente de fait de la Françafrique. L’indépendance djiboutienne devient de plus en plus théorique, l’influence chinoise devenant trop forte.

De toute façon, la logique première chinoise est économique et commerciale, et se positionne comme capteur, voire comme prédateur, des richesses africaines. Certaines de ces richesses sont indispensables à son industrie, et cela ne diffère peu de la logique qui a été celle des anciennes puissances coloniales (du moins dans certains aspects de la colonisation ; le contrôle politique direct semble pour l’instant tout à fait exclu).

Pour l’instant, l’influence culturelle chinoise semble marginale à Djibouti, qui n’accueille pas d’institut Confucius par exemple, alors qu’il s’agit d’un moyen utile pour « siniser » les élites locales. Peut-être que Pékin est réticent de s’implanter trop visiblement, déjà que sa présence politico-économique est évidente ?

++ Le Monde arabe – Depuis quelque temps, « la lune de miel semble terminée » entre la Chine et Djibouti, selon les mots d’un diplomate français. Ismail Omar Guelleh semble d’ailleurs chercher à se rapprocher de nouveau de Paris mais aussi d’autres acteurs majeurs, notamment l’Inde et le Japon. Comment expliquer ce désamour croissant ? Les autres puissances, notamment la France, ont-elles intérêt à réinvestir Djibouti ?

Matthieu Anquez – Les Djiboutiens, comme tout peuple, sont fiers. Indépendants depuis peu (1977), ils commencent à ressentir la tutelle croissante de la Chine de manière négative. L’arrivée à échéance des premiers remboursements de la dette a ainsi créé un profond malaise au sein des autorités djiboutiennes, qui ont pris conscience de leur dépendance. Le parlement local a réagi en novembre 2017, votant une loi permettant au gouvernement de renégocier unilatéralement les contrats d’infrastructures stratégiques… Mais dont DP World a peut-être été victime.

Effectivement, le président djiboutien cherche maintenant à diversifier ses relations diplomatiques, revenant vers la France mais aussi l’Inde et le Japon, deux pays que la Chine perçoit comme des rivaux stratégiques en Asie. Cependant, il pourrait être trop tard pour le président Guelleh, qui a laissé son pays tomber sous l’influence de la Chine. Sa crédibilité et sa légitimité pourraient s’en retrouver grandement réduites. Les revirements du gouvernement pourraient également inciter les autres partenaires à la prudence. Mais Djibouti est « too big to fail » dans l’échiquier stratégique mondial. La France, comme d’autres pays, devrait en effet réinvestir Djibouti pour qu’il ne devienne pas un quasi-protectorat chinois, ce qui aurait des conséquences néfastes : la présence militaire française (mais aussi américaine et japonaise) ne saurait résister à un régime ouvertement pro-chinois. A l’heure où certains évoquent le déclin international de la France, une politique franche, mais aussi généreuse et compréhensive, à l’égard de Djibouti pourrait contribuer à nuancer ce propos.