19/07/07 (B404) LE MONDE / Djibouti : avant-poste des GI en Afrique

Les Américains sont en "guerre contre la terreur". C’est pour cela que le camp Lemonier, qu’ils louent à l’Etat djiboutien, pourrait aussi bien être situé à Bagdad. C’est un camp retranché, défendu par un double mur d’enceinte, avec des miradors, des chicanes de béton, des rangées de barbelés, et des soldats fortement armés, en casque lourd et gilet pare-balles. Comment douteraient-ils d’être dans un environnement hostile ?

Il n’y a rien de moins américain que cette longue route qui ressemble à une immense décharge, balayée par le "khamsin", ce vent brûlant qui vient des montagnes d’Ethiopie et semble vouloir concentrer là tous les sacs plastique de l’Afrique.

Les 1 800 Américains du camp Lemonier vivent en vase clos, dans une autarcie aseptisée et sécurisée. Lorsqu’ils sortent, c’est à bord de 4 × 4 Toyota blancs banalisés. Pour les patrouilles de sécurité, souvent effectuées avec les forces djiboutiennes, ils montent dans leurs Humvees surmontés d’une mitrailleuse, et leur équipement est le même qu’en Irak, même s’il s’agit de "construire une relation de confiance avec les "locaux"", comme l’explique, imperturbable, le major Brian Kellner, de la 6e Provisional Security Company (PSC).

A moins de 2 kilomètres de là, deux légionnaires en képi blanc, épaulettes rouges et short kaki montent une garde débonnaire devant les grilles ouvertes du quartier Monclar, siège de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère (DBLE). Plus loin, sur la base aérienne qui abrite les 10 Mirage 2000 de l’escadron de chasse 4/33 Vexin, comme au quartier du 5e régiment interarmes d’outre-mer (Riaom), les 2 900 soldats français stationnés à Djibouti n’éprouvent pas de sentiment d’insécurité.

Le soir, ils se retrouvent à la terrasse de l’Historil et du Palmier en zinc, les deux cafés mythiques de Djibouti, à l’extrémité de la place Ménélik. Plus tard, la rue d’Ethiopie et ses night-clubs s’animent : on voit beaucoup de képis blancs au Cham’s, au Baobab et au Golden Club, mais de crânes rasés de marines, point. "C’est normal, commente le major Kellner, au départ c’est une colonie française, alors bien sûr vos soldats ont une attitude différente avec la population, vous êtes ici chez vous."

Façon de parler. Le 27 juin, lors des cérémonies du 30e anniversaire de l’indépendance de Djibouti, les troupes françaises ont défilé devant le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh sur l’air de En passant par la Lorraine. Ce fut ensuite le tour d’un détachement de l’armée américaine, mais la musique est restée la même… Les Américains sont présents à Djibouti depuis fin 2002, les Français depuis qu’ils ont créé un comptoir commercial à Obock, en 1862, et la Légion, de retour d’Algérie, s’y est installée en 1962.

Si le 11 septembre 2001 n’a pas changé grand-chose dans les habitudes des troupes françaises sur le "caillou brûlant", il a provoqué la décision américaine de s’y installer. Point névralgique de la Corne de l’Afrique, verrou du détroit de Bab el-Mandeb et de la mer Rouge, Djibouti est aussi une terre d’un islam très modéré et un îlot de stabilité politique dans une région secouée de crises.

"En 2002, explique le contre-amiral américain James Hart, commandant de la Force tactique interarmes pour la Corne de l’Afrique (CJTF-HOA), nous pensions qu’Al-Qaida pourrait quitter l’Afghanistan pour venir en Afrique, et nous voulions disposer ici d’une force de réaction militaire. Nous souhaitions aussi que nos soldats forment les Africains, afin qu’ils puissent avoir des armées professionnelles, capables de lutter contre la menace terroriste. Or cette menace ne s’est pas manifestée comme nous le pensions."

Bizarrement, l’amiral "ne sait pas" si "les Français sont impliqués dans la "war on terror"". Le général Michel Arrault, commandant des Forces françaises de Djibouti (FFDJ), répond sans ambiguïté : "Nous ne faisons pas de lutte contre le terrorisme au sens où l’entendent les Américains, mais nous avons les moyens militaires suffisants pour nous prémunir contre des menaces." L’armée djiboutienne compte quelque 4 000 soldats mal équipés et, sans la présence des forces françaises, il y a fort à parier que les pays voisins, Erythrée, Ethiopie et Somalie, n’auraient fait qu’une bouchée de ce confetti d’ex-empire.

C’est cet environnement de sécurité qui a convaincu les Américains de venir à Djibouti avec peu de moyens militaires : deux compagnies de combat, quelques hélicoptères BlackHawk, un avion de transport C-130, 3 ou 4 avions P-3 Orion de patrouille maritime, mais aucun avion de chasse.

L’amiral Hart en convient du bout des lèvres : "La mission des Français est de protéger Djibouti, et nous pensons que c’est un endroit sûr pour s’y installer." Pour y faire quoi ? "Nos missions sont assez voisines de celles qu’Africom assumera", indique-t-il. Africom… du nom de la grande révision stratégique menée par les Etats-Unis en Afrique, consistant à créer un commandement militaire unique sur le Continent noir, qui sera opérationnel à l’automne 2008.

A Washington, la secrétaire adjointe à la défense, Theresa Whelan, responsable des affaires africaines au Pentagone, reconnaît que, pendant la guerre froide, l’Amérique ne s’intéressait à l’Afrique que pour y livrer des guerres de substitution contre l’ex-URSS.

Par la suite, la vision du Continent noir est devenue strictement économique et humanitaire. Au Pentagone, la calamiteuse aventure militaire en Somalie, en 1992, a servi de leçon, du moins jusqu’aux attentats du 7 août 1998 contre les ambassades américaines de Tanzanie et du Kenya. Le 12 octobre 2000, à Aden, au Yémen, le destroyer américain USS Cole était frappé par une embarcation-suicide. Un an plus tard, c’est le "11-Septembre" et, en octobre 2002, le pétrolier français Limburg subit une attaque terroriste, toujours dans les eaux du Yémen.

La guerre contre le terrorisme est alors engagée, et deux "Etats faillis" sont désignés : le Yémen et la Somalie. "S’agissant de l’Afrique, les premiers indicateurs sont apparus au début des années 1990, mais nous ne les avons pas correctement analysés, reconnaît Theresa Whelan. La leçon de tout cela était que, si vous vous désintéressez de certaines zones de la planète, vous prenez le risque que ce soit à partir d’elles que viendra la prochaine menace." La ligne de Washington est tracée : faire en sorte que les zones grises, les "ungoverned spaces" africains (espaces non gouvernés), ne servent pas de terreau à la mouvance Al-Qaida.

A lors que la responsabilité du Continent noir est aujourd’hui répartie sur trois des cinq commandements militaires américains qui existent dans le monde, à l’avenir, toute l’Afrique, à l’exception de l’Egypte, sera sous la houlette d’Africom. Officiellement, cette montée en puissance ne s’accompagnera pas d’un renfort de la présence militaire américaine en Afrique, limitée aux 1 800 soldats de Djibouti.

Il n’est cependant pas sûr que la nomination, le 11 juillet, du général quatre étoiles William Ward (l’Afro-Américain le plus haut gradé de l’US Army), à la tête d’Africom, suffise à faire taire le ressentiment de Centcom, le commandement central, dépité de voir une partie de la guerre contre le terrorisme lui échapper. La question de savoir où installer Africom a perdu de son acuité depuis quelques semaines.

Aux pays africains qui s’inquiétaient de devenir la cible d’actions terroristes visant les troupes américaines, Washington a répondu que le terrorisme frappe partout, mais en a tiré la conclusion qu’il valait mieux mettre en place un commandement éclaté en trois ou quatre implantations.

L’accès au pétrole africain et la volonté de contrer la présence grandissante de la Chine sur le Continent noir font partie des intérêts stratégiques qui poussent les Etats-Unis à rationaliser leur approche de l’Afrique. Washington veut faire passer la part africaine de ses importations pétrolières de 15 % à 25 % à l’horizon 2015. Or Pékin importe 30 % de son pétrole d’Afrique, en particulier du Soudan, obtient des permis d’exploration pétrolière au Nigeria, vend des armements à une demi-douzaine d’Etats africains, et se moque comme d’une guigne de la "bonne gouvernance" en Afrique…

La sécurité maritime dans le golfe de Guinée est donc devenue un axe prioritaire de la politique africaine de Washington, au moins autant que la lutte contre la piraterie maritime au large des côtes somaliennes. En juin 2005, les Etats-Unis ont lancé l’Initiative de contre-terrorisme dans le Sahara (TSCTI), dont le rôle est complémentaire de celui d’Acota, un programme conçu pour former et équiper les forces de l’Union africaine (UA).

La France, qui a européanisé depuis deux ans son concept Recamp (renforcement des capacités africaines de maintien de la paix), ne voit pas d’inconvénient à la mise en place de cette architecture américaine de sécurité, même si elle s’inquiète de la propension de Washington à distribuer des dizaines de millions de dollars, alors qu’elle peine à convaincre les Européens de dépenser davantage pour l’Afrique, en particulier pour remplir les dépôts Recamp (censés permettre d’équiper et d’armer les "brigades en attente" de l’UA), désespérément vides.

Djibouti, chaque pays multiplie les actions civilo-militaires (éducation, santé, reconstruction) dans la région, notamment pour mieux faire accepter la présence de leurs forces armées. Parallèlement, des détachements d’instructeurs militaires français et américains se rendent dans les pays voisins pour former les armées locales au "maintien de la paix". Reste que les Américains ont fortement aidé les troupes éthiopiennes dans leur Blitzkrieg de fin 2006 contre la Somalie, qui a mis en déroute les Tribunaux islamiques. En juin 2007, l’US Navy a bombardé les environs de Bargal, dans le Puntland, une région semi-autonome de l’extrême est de la Somalie, où s’étaient réfugiés des éléments des Tribunaux.

En janvier, des avions américains avaient bombardé dans le sud du pays, près de la frontière kényane pour, officieusement, détruire un site d’Al-Qaida. Pendant l’offensive éthiopienne, Washington a affirmé que des "centaines de combattants islamiques" étaient aux côtés des Tribunaux, parmi lesquels les trois responsables des attentats de 1998 contre les ambassades de Nairobi et Dar es Salam, mais nul n’a vu le moindre corps. "Cette histoire de responsables des attentats de 1998 est devenue un fonds de commerce pour les Américains", constate le président Ismaïl Omar Guelleh.

Les responsables djiboutiens assurent que les Américains ne se servent pas de Djibouti comme tête de pont de leur guerre contre le terrorisme, et indiquent que les bombardiers américains ont décollé de la discrète base militaire éthiopienne de Godé, située au coeur de l’Ogaden. Les Français, qui contrôlent l’espace aérien de Djibouti, ne contestent pas cette affirmation, même si l’aéroport civil accueille régulièrement de discrets avions blancs dépourvus de toute identification.

De toute façon, Djibouti a toutes les raisons d’entretenir les meilleures relations possibles avec les Etats-Unis. La location du camp Lemonier rapporte 30 millions de dollars par an au Trésor djiboutien, et la présence militaire américaine a pour effet d’attirer les capitaux des pays du Golfe persique.

De son côté, la France a pour mission première de faire respecter les accords de défense qui la lient à Djibouti. Autant qu’une surveillance de la zone, elle exerce avec ses Mirage une mission de dissuasion à l’encontre de toute puissance régionale, qui serait tentée de troubler le jeu stratégique de la Corne de l’Afrique. "Ici, souligne le général Arrault, le statut des Américains est différent du nôtre : ils sont en opération extérieure. Tout ce que nous faisons se fait en transparence avec les autorités djiboutiennes ; ce qui n’est pas forcément le cas de tout le monde…"

L’amiral Hart balaie tout soupçon sur la double vocation du CJTF : "Ma mission est d’essayer d’empêcher l’émergence de conflits dans la région, en y apportant davantage de stabilité. Il ne s’agit pas de capturer ou de tuer des combattants d’Al-Qaida, mais d’installer ici des fondements pacifiques et démocratiques."

Les officiers français qui sont insérés au sein des forces américaines confirment que la mission de celles-ci a beaucoup évolué en deux ans, tout en précisant qu’ils n’ont pas accès au "PC renseignement" : "La priorité des Américains, assure l’un d’eux, c’est aujourd’hui les affaires civilo-militaires, qu’ils considèrent comme le meilleur moyen de parvenir à la stabilisation. Ils sont arrivés ici avec des idées préconçues sur le terrorisme, et ils ont adapté leur dispositif."

Cette évolution sera reflétée dans l’organisation d’Africom, dont le numéro deux sera un représentant du département d’Etat. Le commandant du CJTF, qui était à l’origine un général des marines, a été remplacé par un amiral, et le logo initial du camp Lemonier, qui portait l’inscription "Anti-terrorism base", ne reflète plus, selon une explication officielle, la réalité de la présence américaine à Djibouti.

Il n’empêche : les Américains ont récemment renouvelé leur bail de cinq ans, avec une option pour dix années supplémentaires. Fin juillet, ils prendront possession des centaines de conteneurs-vie alignés dans la vaste zone qui va multiplier par cinq la surface du camp Lemonier.

Autant d’adaptations qui font de Djibouti le candidat idéal pour accueillir, au minimum, l’un des quartiers généraux décentralisés d’Africom.

Laurent Zecchini