17/09/03 (B212) LE MONDE : Menacés d’expulsion manu militari, plus de 80 000 sans-papiers ont quitté Djibouti

Nairobi de notre correspondant

L’ultimatum des autorités
de Djibouti aux étrangers en situation irrégulière pour
quitter le pays a expiré lundi 15 septembre à minuit, heure
locale. La menace de "rafles" brandie par le ministère de
l’intérieur, qui avait parallèlement largement ouvert les frontières,
et la peur de subir des exactions des forces de sécurité djiboutiennes,
ont provoqué l’exode de la vaste majorité de "sans-papiers",
essentiellement des Ethiopiens et des Somaliens. Par le train qui relie Djibouti
à Addis Abeba, la capitale éthiopienne, ou par la route, en
direction de la Somalie, plus de 80 000 personnes, soit près de 15
% de la population du pays, ont quitté Djibouti.

L’ultimatum avait été
annoncé, officiellement dans le cadre de "la lutte contre l’immigration
clandestine". Force est de s’interroger sur l’urgence de cette mesure,
destinée à traiter par le vide la vieille question des étrangers
sans papiers de Djibouti, tolérés jusqu’ici sans grandes difficultés.
Car hormis une poignée de demandeurs d’asile en bonne et due forme,
persécutés dans leur propre pays ou originaires du Sud de la
Somalie en guerre, Djibouti était surtout le point de chute de nombreux
travailleurs des pays limitrophes.

A l’échelle régionale,
ce pays de 630 000 habitants fait figure d’Eldorado où les Ethiopiens
et les Somaliens fournissaient une main-d’œuvre bon marché, prenant
en charge les travaux les plus ingrats et les moins bien payés. La
classe moyenne djiboutienne, par exemple, est habituée depuis longtemps
à employer du personnel de maison étranger. Bien qu’on n’y produise
qu’un peu de sel, et que le chômage affecte plus de 50 % de la population,
le petit pays de la Corne de l’Afrique, installé face au détroit
du Bal el-Mandeb, jouit d’une prospérité relative, alimentée
par la rente géostratégique que lui verse la France depuis l’indépendance
en 1977, pour y maintenir 2 800 soldats, sa plus forte présence militaire
à l’étranger.

Avec la fin de la guerre
froide, ce capital géographique avait subi une érosion. Les
attentats du 11 septembre 2001 ont inversé la tendance. Les Etats-Unis
ont ouvert à leur tour à Djibouti, en 2002, une base dans un
ancien camp de la Légion étrangère. Entre 1 500 et 1
800 hommes y sont stationnés, destinés à intervenir contre
d’éventuels groupes terroristes dans une région qui s’étend
de l’Afrique orientale à la péninsule arabique (Somalie, Kenya,
Ethiopie, Soudan, Erythrée, Djibouti, Yémen).

"SOUHAIT"
AMÉRICAIN

Chacun de ces pays, selon
Washington, pourrait héberger des cellules terroristes "transnationales".
Le Camp Lemonier, situé en lisière de l’aéroport international
à Djibouti, et où sont cantonnés les soldats américains,
fait donc figure de cible potentielle. Dans la crainte d’une action terroriste,
les contrôles ont été renforcés le long des 620
kilomètres de frontières communes avec l’Ethiopie et la Somalie,
traversés par une multitude de pistes empruntées depuis toujours
par les nomades de la région. Restait à régler la question
des "sans-papiers". Leur départ forcé s’est déroulé
dans un contexte délicat. S’y mélangent un fort sentiment xénophobe
à l’égard des Ethiopiens, dont le pays de 70 millions d’habitants
semble toujours aux Djiboutiens un géant aux aspirations hégémoniques,
mais aussi une solidarité nourrie par des racines ethniques communes
à l’égard d’une partie des Somaliens.

Soucieuses de ne pas apparaître
comme le mandant de cette opération d’expulsion, les autorités
américaines ont déclaré par l’intermédiaire de
leur ambassade à Djibouti que contrairement à des "rumeurs",
Washington n’avait participé "en rien" à cette opération,
ni dans sa "conception" ni dans son "exécution".
Mais l’ultimatum adressé aux "sans-papiers" de Djibouti a
été décrit par un responsable gouvernemental djiboutien
comme la réponse à un "souhait" émis par les
"forces coalisées dans le cadre de la lutte antiterroriste".

Jean-Philippe
Rémy

ARTICLE PARU DANS L’EDITION
DU 17.09.03