17/03/08 (B439) Libération / Affaire Borrel : la subornation de témoin à la barre.

RENAUD LECADRE

Un pan de l’affaire Borrel, magistrat assassiné en octobre 1995 à Djibouti (les autorités franco-africaines ayant longtemps tenté de faire passer sa mort pour un suicide) a été jugé en fin de semaine dernière à Versailles. Deux dignitaires djiboutiens, le procureur de la République et le chef des services secrets, étaient poursuivis pour subornation de témoins. Le parquet a mollement requis un an avec sursis, en dix minutes montre en main. Les parties civiles ont dénoncé une «compromission politique indigne allant jusqu’à contaminer la justice».

«Juge fouineur». Mohamed Saleh Alhoumekani, ancien membre de la garde présidentielle à Djibouti, raconte une conversation qui se serait tenue dans le jardin de la présidence, le jour même du décès de Bernard Borrel : «Le juge fouineur est mort, il n’y a plus de traces.»

Fin 1999, réfugié à Bruxelles, il cherche à témoigner alors que la justice française reste arc-boutée sur la thèse du suicide : «Sauf à envisager un vaste complot politico-judiciaire, l’hypothèse de l’assassinat ne saurait être sérieusement envisagée», conclut alors la brigade criminelle. Saleh souhaite témoigner anonymement, mais les autorités djiboutiennes retrouvent sa trace.

Le procureur de Djibouti, Djama Souleiman, prend contact avec lui. Le représentant de la justice locale aurait alors monnayé sa rétractation contre un poste diplomatique plus 3 millions d’euros.

Parallèlement, le chef des services secrets, Hassan Saïd, aurait menacé de représailles l’ancien chef de Mohamed Saleh au sein de la garde présidentielle, Ali Iftin, s’il ne rédigeait pas une attestation selon laquelle le témoignage sur le «juge fouineur» serait le fruit d’un complot ourdi par un certain «avocat français, Me Brantebourg, qui a une dent contre Djibouti.»

Devant notaire, le brouillon d’attestation devient plus clair : il s’agit de cibler Arnaud Montebourg, avocat du ministre djiboutien de la Justice, employeur du juge Borrel, emprisonné pour outrage au chef de l’Etat. Iftin s’est depuis rétracté.

Il dit avoir été menacé, lui et sa famille.

A la barre du tribunal, vendredi, Montebourg dénonce ce panier de crabes et pointe Francis Szpiner, avocat de Djibouti et de Jacques Chirac : «Il est au cœur de toutes ces affaires, vous voyez ce que je veux dire.» En pleine tempête, Chirac ira jusqu’à conseiller à son homologue djiboutien de porter plainte contre la France devant le tribunal international de La Haye… Nicolas Sarkozy a reçu la veuve Borrel en juin dernier pour officialiser l’abandon de la thèse du suicide et marquer sa rupture avec la politique africaine.

Cinq ans plus tôt, le patron des services djiboutiens, suborneur présumé, était nommé chevalier de l’Ordre national du mérite, décoration remise par le patron de la DGSE. Auparavant, la juge d’instruction Marie-Paule Moracchini, en charge de l’enquête, avait entendu à sa manière le fameux témoin.

Le policier belge assistant à l’audition a estimé «inadmissible» l’attitude de la magistrate, faisant miroiter un emprisonnement pour faux témoignage. La juge Moracchini a finalement obtenu un non-lieu, mais le pataquès a entraîné son dessaisissement.

Un courrier du procureur de Djibouti lui donnait du «Salut Marie-Paule […]. Je t’embrasse, Djama.»

«Dissimuler la vérité».

Elisabeth Borrel, elle-même magistrate, revient sur son parcours du combattant.

«Des collègues m’ont fait passer pour folle. En démocratie, on ne peut pas admettre de telles pressions, invraisemblances et manipulations.» Son avocat, Me Olivier Morice, évoque une «lutte contre deux Etats qui ont conjugué leurs efforts pour dissimuler la vérité.»

Pour les prévenus, absents, Me Szpiner plaide la relaxe au motif que leurs accusateurs sont des «opposants avec arrière-pensée politique».

A Djibouti, il n’y a plus d’affaire Borrel : l’enquête sur sa mort a été classée en 2003 par un non-lieu, Mohamed Saleh condamné pour diffamation à un an ferme.

Côté français, jugement le 27 mars.