24/07/08 (B457) Le Monde / Josette Sheeran, directrice du Programme alimentaire mondial / « Un désastre alimentaire guette 14 millions de personnes »

Josette Sheeran est, depuis 2007, à la tête du Programme alimentaire mondial (PAM), l’agence des Nations unies chargée de lutter contre la faim dans le monde. Elle intervient dans les situations d’urgence.

Une crise alimentaire majeure frappe nombre de pays en développement. Vous êtes satisfaite de la réponse de la communauté internationale ?
Au moins le dossier est sur la table. Il fait partie de l’agenda international. J’avais lancé un appel en mars et écrit à tous les chefs d’Etat pour les sensibiliser. En moins de trois mois, j’ai récupéré plus d’un milliard de dollars de promesses de financements complémentaires. J’ai vu aussi avec satisfaction qu’au dernier G8 (qui réunit les pays les plus riches de la planète) il y a eu une déclaration sur la sécurité alimentaire. C’est une première. Il faut maintenant que cette mobilisation se poursuive. La situation l’exige. Comme l’a dit à sa façon la présidente du Liberia, Ellen Johnson Sirleaf : "Ce n’est pas demain que l’on a besoin d’aide ; c’est hier."

Donc, non, je ne suis pas déçue. Nos besoins sont couverts pour les mois à venir. Le défi véritable, ce sera l’année 2009 et les suivantes. Il nous faut mobiliser deux fois plus de moyens financiers. Le budget actuel du PAM est de l’ordre de 2 milliards d’euros. Pour faire face aux besoins et couvrir nos coûts, il doit doubler. La communauté internationale doit en être consciente.

Combien de personnes sont touchées par la crise alimentaire actuelle ?
C’est difficile à dire avec précision. On estime qu’il y a un milliard de personnes qui vivent avec moins de 1 dollar par jour, pour nous le seuil de pauvreté en deçà duquel la survie est problématique.

Or, avec l’envolée des prix alimentaires et de ceux de l’énergie, le pouvoir d’achat que représente un dollar a été d’un coup divisé par deux ! Ces populations sont dans une situation de vulnérabilité extrême. Elles sont les principales victimes de la crise actuelle. Bien sur, dans les pays développés aussi on pâtit de l’envolée des prix, mais des remèdes existent, que les Etats mettent en oeuvre. Dans les pays en développement, il n’y a rien de tout ça. Ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes.

Comment expliquez-vous la situation actuelle, ces prix agricoles qui grimpent comme jamais ?
C’est ce que j’appelle "la tempête parfaite", autrement dit la conjonction de divers facteurs qui, pris séparément, n’auraient eu qu’un impact limité.

Je pense que tout a commencé il y a trois ou quatre ans, lorsque la consommation de certains produits agricoles de base a dépassé la production à l’échelle mondiale. La sécheresse dans des pays comme l’Australie n’a rien arrangé. Les stocks alimentaires ont commencé à baisser, et pas simplement dans les pays riches. Ça a été la même chose en Ethiopie par exemple. Est venue s’ajouter la hausse des cours du pétrole. A 80 dollars le baril de brut, il devenait intéressant, d’un point de vue économique, de fabriquer des carburants à partir de denrées agricoles. C’était rentable.

Voilà l’enchaînement qui nous a conduits au "tsunami agricole". J’emploie ce terme parce que la crise alimentaire, comme un tsunami, ignore les frontières. Elle frappe tous les pays. Nous sommes confrontés à la première crise alimentaire globale.

Même parmi les pays pauvres, certains sont davantage touchés que d’autres.

C’est exact. Les conditions locales viennent parfois aggraver les choses. On le voit bien dans la Corne de l’Afrique, où un désastre alimentaire guette plus de 14 millions de personnes. Elles doivent affronter des difficultés supplémentaires propres à la région : une succession de mauvaises récoltes, une sécheresse récurrente, une situation politique chaotique comme en Somalie, où d’ailleurs cinq de nos travailleurs ont été tués.

Dans la Corne de l’Afrique on est au bord du désastre. Tous les jours, nos équipes locales scrutent le ciel. S’il pleut d’ici à quinze jours, on peut espérer de bonnes récoltes en fin d’année. Sinon, le pire nous attend.

Vous n’avez pas mentionné la spéculation, parmi les facteurs expliquant la crise.
J’aurais pu. C’est un élément parmi les autres. Mais, comme les économistes de la Banque mondiale, je ne crois pas que la spéculation joue un rôle essentiel.

Vous pensez que les prix vont se maintenir aux niveaux actuels ?
J’espère qu’ils vont se stabiliser. A long terme, je suis convaincue que le monde va trouver une solution. La crise alimentaire des années 1970 a permis à des pays comme le Brésil d’investir avec succès dans la production agricole.

Le même phénomène va se produire. Mais cette fois, c’est l’Afrique qui prendra le relais. Certains pays, je pense à l’Ouganda, à l’Ethiopie, à la Zambie, et à d’autres encore, ont d’immenses possibilités agricoles.

Propos recueillis par Jean-Pierre Tuquoi