05/11/09 (B523) Le Monde : "Passage des larmes", d’Abdourahman A. Waberi : Waberi et l’énigme du retour

Abdourahman A. Waberi avait 20 ans lorsqu’il décida de quitter Djibouti, où il naquit en 1965, pour poursuivre ses études en France. Depuis lors, ce petit port, constitué d’"îlots magiques au-dessus desquels, depuis des siècles, l’histoire tourbillonne à la manière d’un ouragan", et ce pays n’ont jamais cessé de hanter cet écrivain nomade.

Poèmes, nouvelles, romans, récits, fables, tous ses écrits ou presque le ramènent vers sa terre natale. Que l’on pense notamment à sa trilogie, composée de Pays sans ombre,

Cahier nomade et Balbala (tous au Serpent à plumes) ; ou encore au poétique mais non moins politique Passage des larmes. Derrière ce titre, formé par la contraction de la "porte des Larmes" (ou Bab el Mandeb en arabe), nom donné au détroit reliant l’Afrique à la péninsule Arabique, et du Livre des passages, de Walter Benjamin (figure tutélaire du livre), se cache un roman mystérieux, rempli de noirceurs, de tensions, sinon de peurs et de tragédies.

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Un livre "palimpseste" où Waberi joue, non sans virtuosité, de tous les genres et formes d’écriture : journal intime, carnet de notes, roman d’espionnage, réflexions historiques ou géostratégiques, contes et légendes, sermons et autres incantations religieuses… à travers deux voix de l’ombre que tout oppose, qui se cherchent, s’affrontent à distance dans un jeu à haute tension.

La première est celle de Djibril, alias Djib. Près de vingt ans après être parti de Djibouti, où il est né le 26 juin 1977, jour même de l’indépendance, le voici de retour en homme neuf et pressé. Envoyé en mission par Adorno Location Scouting, une société d’intelligence économique basée à Montréal, cet homme un rien cynique, formé "pour désorganiser les Etats, les affaiblir au profit des multinationales", n’a qu’une poignée de jours pour scruter un pays devenu, sur l’échiquier mondial, un lieu éminemment stratégique où convergent soldats français, américains, hommes d’affaires du Golfe, magnats de l’uranium et groupuscules islamiques.

Mais on ne revient pas impunément sur les traces de son passé, sans réveiller quelques fantômes, aussi froid et décidé soit-on. Des fantômes comme cette petite voix d’enfance qui peu à peu se rappelle à Djib, s’insinue en lui, lui impose son rythme, sa poésie, ses sensations, ses images plus ou moins heureuses. Celle d’une mère indifférente et d’un père misérable qui ne lui inspirait que de la honte ; celle de son grand-père Assod, marin, cuisinier, nomade et conteur plein de sagesse ; ou encore celle de Djamal, son jumeau qu’il délaissa au profit de David, son frère de coeur.

Tandis que Djib ferraille avec ses souvenirs, ses doutes, et voit son "moi ancien" fissurer ses défenses, une seconde voix se fait entendre, pleine d’incantations à Allah, de sarcasmes, de condamnations, d’avertissements. Provenant du fin fond d’une prison cachée sous les îlots du Diable, cette parole émane d’un scribe mystérieux qui sait tout de Djib, de son enquête, de ses moindres faits et gestes. Seul lui échappe peut-être le lien fragile qui relie le jeune homme à ce frère perdu, et lui apparaît sous la forme d’un palimpseste intitulé Le Livre de Ben, en référence à Walter Benjamin.

Figure tutélaire de l’exilé s’immisçant dans l’esprit d’un personnage pour mieux en éclairer un autre, l’"ange de l’histoire" se fait entendre au coeur de ce récit singulier, tumultueux, fiévreux qui, sous les dehors d’un thriller géopolitique, constitue surtout un grand roman sur l’enfance, les identités meurtries et l’exil.