11/03/2019 (Brève 1331) MEDIAPART : Une entraide judiciaire contestée entre la France et Djibouti (2 articles)
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10 MARS 2019 PAR FANNY PIGEAUD
Emmanuel Macron sera lundi à Djibouti dans le cadre d’un déplacement en Afrique de l’Est. Cette visite intervient après la mise en examen à Paris d’un réfugié politique djiboutien, qui suscite l’incompréhension.
Emmanuel Macron se rend ce 11 mars à Djibouti avant d’aller en Éthiopie et au Kenya. Ce déplacement se fait dans un contexte paradoxal : d’un côté, le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh et sa famille sont visés en France par une plainte pour détournements de fonds publics, de l’autre, un réfugié politique djiboutien, Mohamed Kadamy, a été mis en examen à Paris, à la demande de son pays.
Cette mise en examen aurait été impensable il y a quelques années. Car depuis l’assassinat du juge Bernard Borrel, commis en 1995 à Djibouti, les justices française et djiboutienne ne coopéraient plus, à l’initiative de Paris. En 2006, Djibouti était allé jusqu’à saisir la Cour de justice internationale pour lui demander de statuer sur le refus des autorités françaises de communiquer des éléments concernant ce dossier.
Les liens n’ont toutefois jamais été rompus entre les deux pays, qui ont continué à coopérer étroitement sur le plan militaire, la France conservant une importante base (1 400 soldats, son plus gros contingent à l’étranger) à Djibouti, porte d’entrée hautement stratégique en Afrique de l’Est. Au cours de sa visite de lundi, Emmanuel Macron rencontrera d’ailleurs, outre son homologue Ismaïl Omar Guelleh, les forces tricolores stationnées dans ce petit État désertique.
Tout en veillant sur les troupes, le gouvernement français, qui s’inquiète de l’influence grandissante de la Chine dans la région, donne aussi un coup de main à son partenaire : d’après La Lettre du Continent, il cherche à fournir des équipements militaires français à l’État djiboutien, via des financements en provenance d’Arabie saoudite.
C’est en décembre dernier qu’il est apparu que la collaboration judiciaire entre France et Djibouti avait repris, avec l’extradition par Djibouti du Français Peter Chérif, un acteur présumé majeur de l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015.
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L’affaire concernant Mohamed Kadamy
a débuté peu de temps après : la justice française a accepté d’exécuter une commission rogatoire internationale (CRI) émise en juin 2018 par une juge d’instruction du tribunal de première instance de Djibouti, Lamisse Mohamed Saïd. Le fait que Paris traite cette CRI a provoqué l’émoi au sein de la diaspora djiboutienne pour deux raisons.
D’une part, Mohamed Kadamy, 68 ans, est un opposant de longue date au pouvoir djiboutien. Figure de la lutte anticoloniale, il est président du Front pour la restauration de l’unité et la démocratie (FRUD), un mouvement créé en 1991 qui a rapidement opté pour la lutte armée. D’autre part, il a le statut de réfugié politique depuis 2006.
La justice djiboutienne accuse Mohamed Kadamy d’être mêlé à la destruction de trois véhicules dans une petite localité du nord du pays, Marawalèh Af, le 30 septembre 2015. Ce jour-là, des combattants du FRUD avaient en effet mis le feu à un camion et deux voitures de type 4×4 appartenant à une société privée égyptienne.
Les véhicules avaient servi quelques jours plus tôt à transporter des soldats de l’armée régulière dans la région de Tadjourah où ils étaient en opération contre le FRUD. L’idée des éléments du FRUD était de pousser l’entreprise égyptienne à cesser de collaborer avec l’armée. Il n’y avait pas eu de victime. Mohamed Kadamy dit aujourd’hui avoir été informé après coup de cette initiative.
Toutefois, après avoir été entendu en janvier par le Bureau de l’office central pour la répression des violences aux personnes, il a été mis en examen, à l’issue d’une audition qui a eu le 13 février à Paris, pour complicité « par instigation des crimes d’atteinte à l’intégrité des personnes, de séquestration, de détournement de moyens de transport, d’extorsion et de destruction par l’effet d’un incendie de biens publics et privés, entreprise dont le but était de troubler gravement l’ordre public par la terreur ».
C’est le juge d’instruction Serge Tournaire qui a été chargé de traiter son dossier au tribunal de grande instance de Paris et qui lui a notifié sa mise en examen. Lamisse Mohamed Saïd n’était pas présente.
Depuis, Mohamed Kadamy, qui a connu la prison à Djibouti après avoir été arrêté en Éthiopie et livré à son pays en 1997, craint que le gouvernement djiboutien ne veuille aller plus loin. « Il pourrait demander à la France mon extradition », dit-il. « Cela va être compliqué, parce que je suis réfugié politique. Cependant, le fait même que j’ai été interrogé et mis en examen est très surprenant, pour ne pas dire grotesque. On s’attend donc à tout », ajoute-t-il.
En principe, il est en effet difficile de remettre en cause la protection conventionnelle d’un réfugié politique. Pour le faire, il faut établir que l’intéressé a commis des actes incriminés par les Conventions internationales et faisant partie des clauses d’exclusion (crime contre la paix, crime de guerre ou crime contre l’humanité, etc.).
Quant à l’extradition, elle est encadrée, entre autres, par la Convention contre la torture, ratifiée en 1986 par la France, selon laquelle « aucun État partie n’expulsera, ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture. »
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++ Djibouti a un bilan catastrophique en matière de respect des droits de l’homme
L’avocat de Mohamed Kadamy, Béranger Tourné, a déposé une requête en nullité relative à plusieurs points de la procédure ouverte contre son client. Il se demande s’il n’y a pas eu un échange de bons procédés entre Paris et Djibouti. Car quelques jours seulement après avoir mis en examen Mohamed Kadamy, Serge Tournaire s’est rendu à Djibouti. Il y a auditionné Wahib Nacer, ressortissant franco-djiboutien, dans le bureau de Lamisse Mohamed Saïd.
Le magistrat français agissait dans le cadre d’une CRI qu’il a initiée avec deux collègues du Pôle national financier, en avril 2018. Il suspecte Wahib Nacer, ancien dirigeant du Crédit Agricole suisse et ami de l’intermédiaire Alexandre Djouhri d’être l’un des protagonistes de l’affaire des présumés financements libyens de Nicolas Sarkozy.
Surtout, Béranger Tourné estime « inadmissible » « le principe même de l’“entraide judiciaire” apportée à Djibouti, alors qu’il s’agit d’un régime autocratique sur le plan institutionnel, tortionnaire sur le plan policier et arbitraire sur le plan judiciaire. Je peux en témoigner pour avoir défendu Mohamed Ahmed Edu dit “Jabha”, à Djibouti, mort dans sa geôle en 2017, dans des conditions horribles, après avoir été mis au secret, torturé puis détenu de manière arbitraire pendant près de huit ans. Son dossier était aussi épais qu’un smartphone. Il n’y avait ni enquête, ni même un semblant d’instruction, mais cela a suffi pour le condamner sans aucune preuve, sauf des aveux sur lesquels il était revenu et qui lui avaient été extorqués sous la torture ».
Djibouti, qui compte 900 000 habitants, a en effet un bilan catastrophique en matière de respect des droits de l’homme. Le rapport pour l’année 2017 du secrétariat d’État des Etats-Unis donne un aperçu de la situation. Il évoque un « recours à la force excessive », des pratiques de « torture », des « conditions carcérales très dures », « des arrestations arbitraires et de longues détentions provisoires », le « déni de procès publics équitables », des mauvais traitements et des détentions visant ceux critiquant le gouvernement, etc.
Depuis l’indépendance du pays, en 1977, il y a eu plusieurs massacres de civils, notamment en 1991 et 2015, des viols commis par l’armée. Le pays est par ailleurs aux mains d’un clan qui accapare les quelques richesses nationales, alors que près d’un quart de la population vit dans l’extrême pauvreté. Ismaïl Omar Guelleh, 72 ans, le préside depuis 1999 après avoir succédé à son oncle Hassan Gouled, devenu chef de l’État à l’indépendance, et après avoir fait modifier la Constitution pour pouvoir briguer un quatrième mandat en 2016.
L’aide apportée par Paris concernant Mohamed Kadamy est importante pour Guelleh. Le chef de l’État, qui semble vouloir se présenter à la présidentielle de 2021, est depuis quelques mois dans une position délicate et a besoin de soutiens extérieurs. Le contexte politique est en effet en train d’évoluer dans son pays.
Bravant la répression, les partis de l’opposition dite « civile » ont décidé pour la première fois de s’allier avec le FRUD pour créer un rapport de forces susceptible de pousser le pouvoir à accepter une « transition démocratique ». Après plusieurs réunions, tous se sont réunis en septembre 2018 en France.
La naissance de cette nouvelle coalition « a été vécue comme un tremblement de terre par le pouvoir à Djibouti, lequel se trouve par ailleurs isolé sur le plan régional depuis le rapprochement entre l’Éthiopie et l’Érythrée [intervenu en juillet 2018 – ndlr], et donc fragile. Il a réagi comme d’habitude : il a réprimé, arrêté et a ensuite essayé de négocier. Mais pour lui, négocier signifie pousser ses opposants à accepter des postes ministériels », explique Mohamed Kadamy.
C’est ainsi que le premier ministre Abdoulkader Kamil Mohamed est venu à Paris pour rencontrer les opposants en décembre dernier. « Il était porteur d’un message du président, disant qu’il voulait négocier avec le FRUD et l’opposition civile. Nous avons répondu que nous n’avions jamais été opposés à des négociations, mais à condition qu’il y ait une garantie internationale. Parce qu’il y a déjà eu deux accords de paix mais que le pouvoir n’a jamais respectés. Il semble que président ait mal pris notre réponse… » dit le président du FRUD.
Mohamed Kadamy attend désormais la date de la seconde audition annoncée par le juge Tournaire. Un comité de soutien s’est constitué autour de lui. Il est aussi épaulé par le Parti communiste français, dont un député, Jean-Paul Lecoq, a interpellé Jean-Yves Le Drian à son sujet lors d’une réunion de la Commission étrangère le 13 février. Le ministre des affaires étrangères a répondu qu’il n’avait pas « d’informations particulières » sur ce point.