28/11/2021 (Brève 1975) Documents classifiés, accès aux informations… « Le secret-défense entretient les fantasmes » (Ouest-France)

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++ La justice et les journalistes se heurtent, depuis des décennies, au secret-défense opposé dans de nombreuses affaires. L’avocat et professeur de droit Bertrand Warusfel milite pour que la loi évolue.

Le collectif « Secret-défense : un enjeu démocratique » regroupe des comités de défense dans dix-sept affaires. Parmi elles, la mort suspecte de Robert Boulin en 1979, l’assassinat du juge Bertrand Borrel en 1995 à Djibouti, la mort de deux journalistes français à Kidal (Mali) en 2013, le génocide des Tutsis au Rwanda en 2014 ou encore la mort de cinq marins dans le naufrage du Bugaled Breizh en 2004.

Cinq affaires débattues samedi 27 novembre 2021, à Lisieux (Calvados), sous l’angle du journalisme face au secret-défense. Un thème dont Bertrand Warusfel, avocat et professeur de droit, s’est fait le spécialiste.

Bertrand Warusfel, avocat, professeur de droit et spécialiste français du secret défense était à Lisieux (Calvados) ce 27 novembre 2021. © Vincent Michel / Ouest-France

++ Le secret-défense est-il l’arme absolue des politiques pour étouffer des affaires embarrassantes ?

Ce n’est pas sa fonction première ! Il s’agit d’abord de classifier des documents afin de maintenir secrètes des informations susceptibles de porter atteinte à la sécurité nationale. Reste à graduer le moment où l’on classifie et celui où des tiers, un juge ou des familles de victimes par exemple, veulent avoir accès à ces informations. L’un des problèmes consiste à conserver les documents classifiés durant des décennies, alors que leur sensibilité réelle a disparu. Souvent par paresse, une fois le coup de tampon mis.

++ Le secret-défense est pourtant indispensable, par exemple dans la lutte contre le terrorisme ?

Il est tout à fait légitime. Mais il est maintenu de manière abusive. Cela bloque l’action de la justice, empêche les victimes de savoir et, au final, nourrit la suspicion. L’administration n’a peut-être rien à cacher, mais par principe, ne veut pas montrer. Cela entretient les fantasmes et le complotisme.

« Des documents sous scellés »

++ Diriez-vous que l’affaire Boulin (1) est l’une des plus emblématiques ?

Difficile de faire un palmarès… On pourrait alors commencer par l’affaire Dreyfus. Et pour moi, l’affaire la plus marquante reste celle de Ben Barka, enlevé et assassiné en 1965 (2) : un juge travaille encore dessus ! Une perquisition a eu lieu dans les locaux de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) en 2010. Mais une grande partie des documents saisis ont été placés sous scellés. Le juge n’y a toujours pas accès.

Robert Boulin, devant l’Élysée, le 26 septembre 1979. © Marcel BINH/Archives AFP

++ Le secret-défense est-il une exception française ?

Non, d’ailleurs des accords existent avec d’autres pays pour s’échanger des informations classifiées. Ce qui diffère, ce sont notamment les conditions d’accès des juges au secret. La France fait partie des pays plutôt fermés.

++ Quelles sont ses origines ?

Il a toujours existé des habitudes pour tenir secrètes des informations, mais sans que cela soit très organisé juridiquement, jusqu’à la fin du XIXe siècle. Sous sa forme moderne, il est né en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les armées ont institué le « Secret de la défense nationale ».

« Contourner le mur »

++ Il n’y a pas un problème de séparation des pouvoirs entre exécutif et justice ?

C’est le cœur du problème. Le secret-défense est une prérogative régalienne. Un pouvoir discrétionnaire laissé aux services de l’État. Dans une démocratie, l’autorité judiciaire doit pouvoir contrôler le travail de l’exécutif. Avec le secret-défense, ce système ne fonctionne pas car il laisse le juge à la porte. D’où le travail des journalistes pour contourner le mur, mais en prenant des risques, y compris de poursuites judiciaires.

++ Ces dernières années, des avancées ont-elles permis de faire évoluer le cadre juridique ?

Le Code pénal prévoit que ne peuvent être classifiés que des « documents dont la divulgation pourrait nuire à la Défense nationale ». Dans les faits, cela n’est pas toujours le cas car le cadre reste trop sujet aux interprétations. J’ai toujours milité pour rétablir un certain équilibre entre les pouvoirs. Un premier pas a été franchi en juillet 1998 avec la création d’une Commission du secret de la défense nationale (CSDN). C’était une des propositions de ma thèse soutenue en 1994.

++ Comment fonctionne-t-elle ?

Elle est composée de magistrats et parlementaires. Ils ont accès aux documents classés, sans aucune restriction. Ils rendent un avis, favorable ou non, quand un juge saisit un ministère pour déclassifier un dossier. Même s’il est en général suivi, cela reste un avis. C’est mieux que rien.

++ Vous estimez que cela ne va pas assez loin. Que préconisez-vous ?

Deux choses. D’abord, en amont, obliger les services de l’État à déclassifier régulièrement les documents qui n’ont plus de sensibilité suffisante. La plupart des secrets ne valent que quelque temps. Il faudrait un système de révision, avec des sanctions pour ceux qui ne prennent pas le temps de faire le ménage. Ce pourrait être le rôle de la CSDN d’en effectuer la supervision.

« Des solutions de compromis »

++ Et pour favoriser l’action de la justice ?

C’est le second point. En aval, je suis partisan qu’un juge puisse accéder au secret, afin de voir s’il est indispensable à la manifestation de la vérité. Depuis vingt ans, on me répond que ce n’est pas possible à cause du principe du contradictoire. Cette garantie majeure des droits de la défense permet à toutes les parties de discuter des pièces qui ont été communiquées. Mais pour autant il existe des solutions de compromis.

++ Lesquelles ?

Un juge peut regarder tout seul le document, et en tirer un résumé non confidentiel partagé. Cela se fait dans d’autres pays et la Cour européenne des droits de l’homme.

++ Vous espérez obtenir gain de cause ?

En janvier 2015, le gouvernement a fait passer la loi sur le renseignement. Elle permet notamment de contester devant le Conseil d’État les autorisations données par le Premier ministre. Les juges ont alors accès aux secrets, sans pouvoir les communiquer. Ce qu’il est possible de faire pour le renseignement doit l’être pour d’autres activités. Donc oui, j’ai bon espoir. C’est le sens de l’histoire. Faisons-le rapidement, par nous-mêmes, plutôt que d’agir en urgence dans une période de crise de confiance dans la justice, donc dans l’État.

(1) Ministre du Travail, son corps est retrouvé le 30 octobre 1979 dans un étang de la forêt de Rambouillet (Yvelines). En 1991, une information judiciaire conclut à un suicide. Mais en 2015, le dossier est rouvert pour « arrestation, enlèvement et séquestration suivis de mort ou assassinat ».

(2) Son corps avait été retrouvé dans l’Essonne. Le Marocain, chef de file du mouvement tiers-mondiste et panafricaniste, était l’un des principaux opposants au roi Hassan II.

Repères

1959 : naissance de Bertrand Warusfel à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine)

2000 : publie, à partir de sa thèse, « Contre-espionnage et protection du secret – Histoire, droit et organisation de la sécurité nationale », éditions Lavauzelle

2003 : avocat au barreau de Paris

2005 : Professeur de Droit à l’université de Lille

2017 : professeur de Droit à l’université Paris-8