12/01/07 (B377) Le Quotidien / Ainsi vécut Mogadiscio l’islamiste. D’abord accueilli à bras ouverts, le régime des Tribunaux islamiques, qui contrôlait le sud de la Somalie, a tôt fait de s’aliéner une partie de la population. Reportage.

Par
Christophe AYAD
Mogadiscio envoyé spécial

Bienvenue
à l’aéroport international de Mogadiscio ! Vous êtes sur
le territoire des Tribunaux islamiques. Nous sommes là pour assurer
votre sécurité !» L’accueil se veut courtois et intimidant.
L’homme, grand, jeune, parle un anglais correct. Il porte barbe et keffieh
rouge, parle avec douceur et autorité. «Pendant tout votre séjour,
deux de nos hommes vous accompagneront.» Une fois déboursé
50 dollars et le passeport tamponné, les douaniers fouillent les bagages
à la va-vite, en reniflant à la recherche d’alcool ou de qat.

Les voyageurs,
canalisés par des miliciens barbus aux pantalons courts, attendent
docilement, en file indienne sous la charpente de béton brut. Des affiches
proclament en arabe et en somali: «Construisons ensemble avec les Tribunaux
islamiques!» Un petit bâtiment pimpant émerge au milieu
des ruines, repeint de bleu, blanc et vert. Dès leur arrivée
au pouvoir, en juin dernier, les islamistes ont rouvert l’aéroport
international et le port, fermés depuis plus d’une décennie.
Comme pour donner corps à la renaissance d’un embryon d’Etat, après
seize ans d’éclipse. Seize ans de guerre civile et d’orgie destructrice.

C’était
l’émirat islamique de Mogadiscio. C’était il y a moins de trois
semaines.

L’expérience
aura duré presque sept mois, avant de s’écrouler sous les coups
de boutoir de l’armée éthiopienne et des troupes du gouvernement
fédéral de transition (GFT), seule autorité internationalement
reconnue. Pourtant, si quelque chose a pu ressembler à un Etat en Somalie,
c’est bien l’étrange régime des Tribunaux islamiques, qui, en
quelques mois, a contrôlé la quasi-totalité du sud du
pays. Tandis que le GFT, impuissant et divisé depuis sa naissance en
2004, voyait son territoire se réduire comme peau de chagrin, ne contrôlant
plus que Baidoa.

L’arrivée
au pouvoir des Tribunaux islamiques à Mogadiscio, en juin 2006, s’est
faite sur les décombres de l’interminable guerre civile, menée
par les chefs de guerre. Dans un pays sans Etat ni justice, les tribunaux
islamiques ­ apparus dès la chute du dictateur Siyad Barré,
au début des années 90 ­ ont fini par incarner un ordre
minimal, même s’il était fondé sur la charia.

En quelques
jours, début juin, les islamistes ont chassé les warlords («seigneurs
de guerre»), ont levé les barrages où les passants se
faisaient racketter, ont désarmé et envoyé les miliciens
dans des camps de «réhabilitation» apprendre le Coran et
la discipline. Le vieux centre-ville italien de Mogadiscio, où plus
personne ne s’aventurait à cause des bandits, a été rouvert:
les montagnes d’ordures et les carcasses rouillées de véhicules,
qui obstruaient ce Pompeï de la guerre urbaine, ont été
déblayées au bulldozer. «Nous avions tellement souffert
du clanisme que, lorsque les islamistes sont arrivés, nous les avons
applaudis pour la simple raison qu’ils amenaient l’ordre et la sécurité,
se souvient Ayyan, une militante des droits des femmes. Nous avons eu tort,
ils ont pris ça pour un blanc-seing.»

Le zèle
des plus extrémistes n’a pas tardé à se faire sentir.
Salat Abdi Hassan est le patron d’un des plus grands cinémas de Mogadiscio,
le Duale. En fait de cinéma, il s’agit d’une grande cour à ciel
ouvert. On y accède par une petite guérite en tôle ondulée,
où l’on paye 2000 shillings somaliens (0,13 euro) sous l’oeil d’un
Thierry Henry de papier glacé et de l’équipe du FC Barcelone
au grand complet. Les spectateurs s’assoient à même le sol ou
sur des bancs en bois pour regarder à la télévision les
exploits de Jacky Chan, les chorégraphies des soaps indiens ou les
matchs de foot de la Premier League.

Les bons
jours, Salat Abdi Hassan faisait jusqu’à 1500 entrées, hommes
et femmes mélangés. «Un jour de juin, se souvient-il,
les islamistes sont arrivés. Ils ont jeté tout le monde dehors
et ont confisqué le vidéoprojecteur.» Les clients ont
protesté, les islamistes ont tiré: un mort et un blessé.
Le même jour, un autre patron de cinéma s’est fait battre comme
plâtre. La centaine de salles de la ville a fermé.

«Chacun
a reçu 21 coups de fouet»

Certains
islamistes ont commencé à débarquer pendant les mariages
pour faire cesser la musique, séparer les hommes des femmes. D’autres
ont entrepris de corriger en pleine rue un jeune coupable de fumer des cigarettes
ou de porter les cheveux longs, à l’occidentale ­ qui était
emmené sur-le-champ chez le coiffeur. Même les hommes de foi
ont eu à subir les avanies des shebab, l’aile radicale des Tribunaux
islamiques.

Le cheikh
Mohamed Adan Dure, l’imam de la mosquée Al-Quds, se souvient du jour
où les jeunes salafistes sont intervenus pour lui faire décrocher
le drapeau de sa confrérie soufie qu’il avait fait déployer
pour fêter le Mouled al-Nabi, l’anniversaire du Prophète. «Ils
nous ont ordonné d’annuler nos cérémonies : les chants,
les poèmes, la transe… Qu’est-ce qu’ils croient ? Que l’islam est
arrivé en Somalie il y a six mois ? Nous sommes tous musulmans. Ce
sont des extrémistes influencés par l’Arabie Saoudite.»
Aujourd’hui, l’immense étendard, un carré vert bordé
de rouge et frappé d’un croissant et d’une étoile, flotte sur
l’agréable cour ombragée de la mosquée.

Pour éviter
les excès, les Tribunaux islamiques ont réservé l’administration
de la justice à un comité ad hoc. Les flagellations et les exécutions
publiques se sont espacées à la fin de l’été.
Une ébauche d’institution a vu le jour : un majlis al-choura ­
conseil consultatif de 90 membres ­ et un comité exécutif
ont été désignés. Les ministères de l’Intérieur,
de l’Information, de la Santé, etc., ont été rouverts,
repeints de frais et, parfois, équipés d’ordinateurs neufs importés
de Dubaï. Les islamistes ont aussi remis en marche Radio Mogadiscio.

Mais un
cheikh, apparenté aux Tribunaux islamiques, a pu déclarer que
tout musulman n’effectuant pas ses cinq prières par jour devait être
condamné à mort, sans être démenti.

Les «mécréants»
sont traités sans pitié. Youssef est un drôle de drille,
rigolard et hâbleur. Lors du dernier ramadan, il s’est fait pincer avec
une bande d’amis en train de manger, de fumer et de mâcher du qat en
plein jour, dans un coin calme. «Un type nous a dénoncés
aux Tribunaux islamiques. Ils sont arrivés dans le quart d’heure, une
vingtaine d’hommes armés. Ils nous ont conduits à coups de crosse
jusqu’à la place principale. Là, devant la foule, chacun a reçu
21 coups de fouet. Les hommes, torse nu, les femmes, en chemise. Le type tapait
à pleine volée, il n’avait même pas coincé de Coran
sous le bras pour retenir les coups. Puis ils m’ont rasé la tête.
Je connais le bourreau: ce salaud, il n’est même pas religieux. Si je
le retrouve, ça va être sa fête.»

Seule
une femme enceinte a échappé au fouet: les miliciens l’ont obligée
à faire quatre fois le tour de la place avec un sac en plastique plein
de qat attaché autour du cou. De retour chez lui, Youssef est resté
couché trois jours sur le ventre, terrassé par la douleur, la
fièvre et la honte. Le patron du restaurant où il travaille
l’a mis à pied un mois. «Ce n’est pas ça l’islam. J’ai
vécu à Dubaï. Là-bas, il y a des bars et des mosquées:
chacun va où il veut et fiche la paix à l’autre.»

Les Tribunaux
ont tenté de faire adopter aux médias et aux ONG des chartes
les engageant à respecter les «valeurs islamiques». Face
aux protestations, ils retiraient leurs textes pour en présenter d’autres,
amendés. «Les islamistes sont ouverts à la discussion,
nous avait expliqués Abdallah Shirwa, un militant somalien des droits
de l’homme. Ils admettent la critique, et lorsqu’ils commettent une erreur
ils le reconnaissent.» L’entretien s’était déroulé
sous la surveillance muette d’un pandore islamiste, officiellement chargé
de veiller à notre sécurité… Malgré cette pression
un peu lourde, la plupart des journalistes et membres de la société
civile reconnaissent que les Tribunaux islamiques n’ont pas eu la main plus
lourde que le GFT de Baidoa, au contraire.

En privé,
certains responsables onusiens admettaient qu’il était plus facile
de travailler sous le règne des Tribunaux islamiques que sous celui
des chefs de guerre. «Dès leur arrivée au pouvoir, ils
ont mis fin à la piraterie», note un haut cadre de l’ONU. De
mars 2005 à juillet 2006, 45 navires ont été attaqués
ou détournés au large de la Somalie. «Le seul bateau détourné
sous leur règne a été ramené manu militari en
moins de quarante-huit heures.»

Depuis
son département des Affaires étrangères, Ibrahim Adow,
quinquagénaire à l’anglais parfait, incarnait la version internationale,
le visage «présentable», disent les mauvaises langues,
des Tribunaux islamiques. Titulaire d’un doctorat en éducation et d’un
master en relations internationales de l’université de Washington,
il est rentré au pays en 1999. Ibrahim Adow est soigné, poli
mais froid, entouré de gardes très jeunes et très farouches.
Mais jamais les Tribunaux islamiques n’ont obtenu de reconnaissance internationale,
ni n’ont réussi à rebâtir un Etat, deux des aspirations
les plus profondes des Somaliens, qui en ont assez de vivre à l’écart
du monde.

Les islamistes
n’ont pas seulement perdu la partie sur l’échiquier mondial, ils se
sont aliéné une partie de la société. «Ils
décidaient tout seuls et ne donnaient du travail qu’aux leurs, se plaint
Mohammed Wali, un chômeur. Ceux qu’ils embauchaient n’avaient ni qualification
ni expérience, seulement une longue barbe et un pantalon court.»
Dans les ministères, les employés étaient payés
en fonction de leurs besoins plutôt que de leur travail : «Un
homme qui a quatre femmes dépense plus qu’un homme qui n’en a qu’une»,
nous avait expliqué Daher, le chef adjoint de la sécurité
de Mogadiscio dans son bureau vierge de toute paperasse ­ à l’exception
du Coran.

Surtout,
les islamistes se sont mis à dos tous ceux qui vivent du charbon de
bois, en interdisant son exportation, et du qat, en interdisant son importation.
Du jour au lendemain, des milliers de Somaliens se sont retrouvés sans
emploi, à l’image de Mohammed Abdinour, qui faisait vivre ses 3 femmes
et ses 16 enfants du commerce de cette plante euphorisante dont les Somaliens
importent pour 350000 dollars par jour. «C’était le 14 novembre.
Ils ont arrêté mon chargement à l’entrée de la
ville et ont tout brûlé», se souvient l’homme à
la voie éraillée par des années de mastication. En supprimant
les barrages des miliciens, les islamistes ont facilité la tâche
des grands businessmans, mais ont supprimé tous les petits métiers
vivant de l’argent des miliciens : vendeuses de thé, de cigarettes,
etc. «Ils se sont isolés tout seuls, confirme un observateur.
Ils ne se sont plus concertés qu’entre eux. Ils triaient tout le monde:
les femmes, les expatriés de la diaspora, les enseignants, les militaires…»

«Ils
ont politisé les très jeunes»

Déconnectés
de la réalité et enfermés dans leur complexe obsidional,
les dirigeants islamistes ont plongé dans le piège de la guerre
avec le GFT et l’Ethiopie. «Ils étaient divisés. Les plus
extrémistes ont lancé la guerre et les autres n’ont pas osé
se désolidariser, résume un bon connaisseur de la scène
politique. Ils ont fini par croire à leur propagande et se convaincre
qu’ils étaient invincibles.» Les premiers jours, il leur a même
fallu refuser du monde dans les camps d’entraînement face à l’afflux
de jeunes écoliers et étudiants venus s’engager pour le jihad
contre l’invasion éthiopienne. «C’est ça la nouveauté
de ce régime: ils ont politisé les très jeunes, garçons
comme filles, via la religion», s’inquiète une intellectuelle
somalienne.

Au camp
de Lafole, au sud de Mogadiscio, l’entraînement se résumait à
des courses en tongues dans le sable, une esquisse de manoeuvre en tirailleur
et un démontage approximatif de kalachnikov. Démonstration:
«Présentez armes !» hurle l’instructeur, «Allah Akbar
!» répondent les recrues, «Repos !» leur intime-t-il,
«Jihad», récite le peloton. «Ce qui compte, c’est
la formation religieuse, nous expliquait Abdel Nour, le chef du camp. Nous
leur apprenons qu’ils iront en enfer s’ils meurent en tournant le dos à
l’ennemi, s’ils meurent en avançant, ils iront au paradis.» Nul
ne sait s’ils ont fini au paradis mais des centaines sont morts et des milliers
ont fui. Et le régime des Tribunaux islamiques s’est écroulé
dans leur sillage.

©
Libération