28/11/08 (B475-B) Le journal de la flibuste – 2 articles de fond, mais peu d’actualité relatée par les agences de presse …

______________________________ 2 – Le Monde

Comment définir un pirate ?

par Roger-Pol Droit

Notre époque met le pirate à toutes les sauces. Il navigue des Caraïbes jusqu’aux réseaux informatiques. L’actuelle affaire-record du Sirius-Star, ce pétrolier saoudien de 330 mètres détenu depuis le 15 novembre en Somalie, fait prendre conscience au monde entier d’un fléau en pleine croissance. Mais le flou demeure, car le même terme ("piratage") englobe indistinctement le petit téléchargeur du dimanche et les bandes organisées rançonnant les armateurs. Quoi de commun entre des pirates de l’air, qui déroutent un avion au nom d’une lutte politique et des radio-pirates, qui émettent sans autorisation ?

Tout a commencé sur mer, dès l’Antiquité. Jules César en personne fut capturé en Méditerranée, et se vengea de cet affront. Une fois sa rançon payée, il finit par exterminer ses ravisseurs. Mais ces gangs antiques sont depuis longtemps oubliés. Quand nous parlons de pirates, nous avons en tête cet univers balafré : boucaniers, flibustiers, île de la Tortue, drapeau noir et bouteilles de rhum, Johnny Depp en prime.

Par le biais de cette fiction, avec le recul des siècles, des personnages autrefois passablement sinistres amusent maintenant les enfants, sur grand ou sur petit écran. Les brigands qui écumaient les alentours de Saint-Domingue au XVIIe et au XVIIIe siècle, furent-ils vraiment de sympathiques rebelles, admirablement jaloux de leur indépendance ? On peut en douter. Mais nous avons fini par les imaginer ainsi. Comme, en outre, ils sont censés – oeil bandé, jambe de bois, perroquet à l’épaule – avoir planqué moult trésors sur pas mal d’îles désertes, on n’ira pas leur chercher noise.

En revanche, avec leurs descendants actuels, aucune place pour la mythologie.

Formés en bandes armées aux pratiques mafieuses, ils relèvent du crime organisé et réalisent de gros chiffres d’affaires. A ces pirates du degré zéro de l’aventure s’applique de nouveau la vieille définition des juristes classiques : "Ennemis du genre humain" (hosti humani generis). La formule est curieuse, mais ne manque pas d’intérêt. Pour entrevoir son sens, il faut retourner sur l’eau, et regarder du côté des fondements philosophiques du droit.

Le propre de la piraterie, au sens premier, est de s’exercer en haute mer. Là cesse la juridiction des Etats. Au-delà des eaux territoriales, qui relèvent de la souveraineté d’un Etat, l’océan n’est plus régi par aucune législation liée à un pouvoir étatique. En haute mer, du point de vue du droit, les humains sont en quelque sorte livrés à eux-mêmes. Les règles en vigueur sont des principes universels, au premier chef non-agression et solidarité en cas de danger. A l’arrière-plan de ces valeurs, une conception traversant toute la pensée antique, d’Aristote à Cicéron : le "genre humain" se définit par sa solidarité, sa capacité d’entraide, son sens du secours à ses semblables.

Il ne s’agit pas d’amour du prochain, ni de chaude amitié, ni même de bons sentiments. "L’humanité" est ce qui nous pousse à aider nos semblables, surtout s’ils sont en péril – sans demander au préalable papiers d’identité ou appartenance confessionnelle.

Plus dur est l’environnement, plus vive est l’entraide naturelle du genre humain. Elle doit régner sans partage sur ces solitudes océaniques où transitent de rares individus. Les hommes qui profitent de l’impunité pour piétiner ce droit fondamental, faire usage de la force brute, spolier leurs semblables et échapper à toute juridiction – ce sont eux, à proprement parler, qu’on nomme "pirates".

A partir de là, l’usage du terme s’est étendu. On a oublié de plus en plus celui qui détourne les navires, déleste leurs cargaisons, rapte et gruge les passagers. N’importe quelle entorse à la légalité prend le masque de la piraterie. Tout tricheur, même banal, est baptisé pirate. Le mot désigne le grand hors-la-loi aussi bien que l’infime. C’est ainsi que grapilleur de musique ou copieur de DVD se retrouvent sous ce vieux nom. Au risque d’oublier qu’il s’agissait d’abord de désigner celui qui bafoue les droits élémentaires, demeure insensible au sentiment de compassion et ne reconnaît ni l’humanité, qui incite à la paix solidaire, ni le contrat, qui donne autorité aux lois.

C’est pourquoi, toujours, l’impuissance des Etats profite aux "vrais" pirates, ceux des mers. Et l’insuffisance de la coordination internationale les favorise. Ces dernières années, la pauvreté aidant, les chiffres explosent. Le Centre d’observation de la piraterie (Piracy Reporting Center), créé en 1992 par le Bureau maritime international, signale, au cours des seuls trois premiers mois de 2008, une augmentation de 20 %.

Le golfe d’Aden et la mer Rouge sont en première ligne, mais la liste des pays-cibles comprend le Nigeria, l’Indonésie, l’Inde, le Bangladesh, la Tanzanie, le Pérou, les Philippines, le Venezuela… Les dégâts humains sont importants : selon des sources gouvernementales françaises, au cours des dix dernières années, 3 200 marins auraient été séquestrés, 500 blessés, 160 assassinés. En outre, comme plus de 90 % des échanges mondiaux se font par les océans, chacun convient que cette menace nuit au commerce, déjà fragilisé par les retombées de la crise financière.

Pourtant, dès que plusieurs pays s’entendent, les attaques chutent. Dans le golfe de Malacca, où passent 6 000 bateaux par an, la piraterie a diminué des trois quarts en cinq ans, à la suite de la coordination entre Singapour, Malaisie et Indonésie.

Contre les vieux "ennemis du genre humain", les mesures qui s’imposent devraient être à la fois locales et mondiales.

Roger-Pol Droit

______________________________ 1 – L’Hebdo (Suisse) Somalie.

Dans l’antre des pirates

Par Manon Quérouil

Exclusif. Reportage dans le fief des flibustiers somaliens qui ont fait main basse sur l’une des routes maritimes les plus stratégiques du monde.

Au terme de dix heures de route sur une piste défoncée qui serpente au milieu d’un désert de pierres, se découpent au loin les silhouettes massives des bateaux grec, japonais et ukrainien retenus depuis plus de deux mois à proximité du village d’Hobyo, sur la côte est de la Somalie. Un no man’s land pelé au décor invariable: des buissons d’épines, quelques troupeaux de chèvres efflanquées et des groupes d’hommes en armes.

Le rendez-vous est fixé plus au nord, aux confins d’une plage déserte où ne tarde pas à débarquer un pick-up rempli de miliciens, mitraillette au poing et munitions en bandoulière. La section terrestre, venue en repérage… En contrebas, sur une mer calme, une petite embarcation blanche apparaît avec, à son bord, sept hommes cagoulés. Un bref échange d’instructions par téléphone satellite avec ses hommes à terre et le chef des pirates se dirige prestement vers le rivage, un vieux pull enroulé autour de la tête en guise de turban, un lance-roquettes rouillé calé contre son épaule osseuse.

«Celui qui ne dort jamais». Abdullah Hassan, surnommé «Celui qui ne dort jamais», a 39 ans et dirige depuis trois ans un gang de 350 hommes, mélange hétéroclite d’anciens pêcheurs et de miliciens désœuvrés ironiquement baptisés les «gardes-côtes». A son actif: une trentaine de prises depuis le début de l’année, dont le navire ukrainien, le Faina, menées en collaboration avec une autre bande.

«Avant, j’étais un honnête pêcheur», déclare-t-il en remontant son pagne élimé pour s’accroupir sur le sable brûlant, «mais, depuis que les chalutiers étrangers ont vidé nos mers, il faut bien survivre…»

Et Abdullah, en dépit des apparences, s’en sort plutôt bien: 10 millions de dollars de recettes depuis le début de l’année, de quoi payer grassement ses troupes, réinvestir dans des armes plus sophistiquées et des bateaux plus puissants, importés du Kenya ou de Dubaï, et mettre sa famille à l’abri du besoin. «Aujourd’hui, l’argent n’est plus un problème», confirme-t-il en hochant la tête, content.

La suite de l’article le mercredi, 3. décembre 2008…