02/02/2024 (Brève 2371) La PRESSE (Canada) : L’Éthiopie et la Somalie pourraient-elles entrer en guerre ?

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Grâce à la signature d’un accord qui reconnaît l’État sécessionniste, l’Éthiopie – pays enclavé de 120 millions d’habitants – aura accès à la mer.

Chaque jeudi, nous revenons sur un sujet marquant dans le monde, grâce au recul et à l’expertise d’un chercheur du Centre d’études et de recherches internationales, de l’Université de Montréal, ou de la Chaire Raoul-Dandurand, de l’Université du Québec à Montréal.

SONIA LE GOURIELLEC
MEMBRE ASSOCIÉE AU CENTRE FRANCOPAIX
DE LA CHAIRE RAOUL-DANDURAND
ET MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES
À L’UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LILLE

C’est une bombe politique que le président du Somaliland, Muse Bihi, et le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, ont fait exploser le 1er janvier 2024. Les deux dirigeants ont rendu public le protocole d’accord signé entre leurs pays : en échange d’un accès à la mer, l’Éthiopie devrait reconnaître l’existence de la République du Somaliland. L’Éthiopie serait alors en passe de briser un tabou sur la souveraineté territoriale africaine et, potentiellement, de déstabiliser la région, car cet accord portuaire controversé suscite la colère de ses voisins.

Le Somaliland est un État autoproclamé indépendant de la Somalie depuis 1991. Ancien protectorat britannique, il déclare son indépendance le 26 juin 1960. Celle-ci sera cependant de courte durée, puisqu’il fusionne avec le sud de la Somalie (colonisé par l’Italie) dès le 1er juillet 1960. Le Somaliland proclame donc à nouveau son indépendance au début des années 1990, dans le contexte du vide politique dans le sud de la Somalie.

Néanmoins, cette dernière n’a jamais accepté la sécession d’une partie de son territoire, et l’Union africaine se refuse à modifier les frontières issues de la décolonisation – bien qu’ici il s’agisse justement de les retrouver. De plus, une partie de la population somalilandaise souhaite rester somalienne, comme l’atteste la démission du ministre de la Défense du Somaliland quelques jours après l’annonce de l’accord ou le conflit qui a secoué l’est du territoire durant l’année 2023. Du point de vue du gouvernement du Somaliland, cet accord avec l’Éthiopie était cependant plus que nécessaire après 12 cycles de négociations infructueuses avec la Somalie.

++ Éthiopie : en quête d’un accès à la mer

Le président du Somaliland, Muse Bihi Abdi, et le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, réunis pour la signature d’un protocole d’accord permettant à l’Éthiopie d’utiliser un port du Somaliland, à Addis-Abeba, le 1er janvier

De son côté, le premier ministre éthiopien ne cache pas, depuis des mois, sa quête d’un accès à la mer. Son conseiller à la sécurité revendique même que cette ambition n’est pas une question de « luxe, mais de survie » qui vise à répondre à la croissance de l’économie et de la population de l’Éthiopie (120 millions d’habitants). Déjà en juillet 2023, Abiy Ahmed déclarait : « Nous voulons obtenir un port par des moyens pacifiques, mais si cela échoue, nous utiliserons la force. »

Ces propos avaient inquiété tous les voisins de l’Éthiopie : la Somalie bien sûr, mais aussi l’Érythrée – avec qui les relations sont de nouveau tendues depuis un an – et Djibouti, actuellement principal accès à la mer d’un des plus grands pays enclavés au monde. En effet, entre 95 % et 98 % du fret éthiopien passe par Djibouti, notamment par la route et le chemin de fer. Les tarifs portuaires et les coûts du transport sont toutefois très élevés, ce dont se plaignent les entreprises éthiopiennes. De nouveaux accès à la mer sont donc essentiels pour Abiy Ahmed, qui souhaite libéraliser l’économie de son pays et satisfaire ses entreprises. Des rapprochements avec le Somaliland avaient déjà eu lieu, notamment autour du port de Berbera, dont l’Éthiopie possède des parts.

Malgré des mesures politiques vigoureuses, l’économie éthiopienne est en difficulté après avoir fait défaut sur sa dette souveraine, et la situation politique interne demeure instable. Ce nouvel accord portuaire pourrait ainsi être un moyen de détourner l’attention de ces problèmes.

Or, la stratégie éthiopienne « du fait accompli » envenime les relations avec les voisins, en plus de miner la confiance et la coopération entre les différents acteurs de la région.

++ Un accord déstabilisateur

Les Somaliens ont vivement protesté contre cet accord ; l’Érythrée et Djibouti l’ont aussi condamné. L’Union africaine et l’Autorité intergouvernementale pour le développement ont quant à elles appelé à la désescalade et à la recherche d’une entente entre la Somalie et l’Éthiopie. Pour leur part, les États-Unis et l’Union européenne ont exhorté au respect de l’intégrité territoriale somalienne.

Déjà, un nouvel axe régional semble émerger : le président somalien s’est rendu au Caire pour s’entretenir avec les dirigeants égyptiens et a visité l’Érythrée. Or, l’Égypte et l’Éthiopie sont des rivaux régionaux, et l’absence d’accord concernant le barrage de la Renaissance sur le Nil bleu – qu’a pratiquement achevé l’Éthiopie – ainsi que le retrait du Caire des négociations enveniment leurs relations bilatérales. Le président érythréen, qui a quant à lui soutenu le premier ministre éthiopien dans la guerre du Tigré, appuie aujourd’hui les populations éthiopiennes dans leur lutte contre le gouvernement fédéral et maintient ses troupes dans le nord du pays.

Ces voyages ne manqueront donc pas d’exaspérer l’Éthiopie et risquent d’être perçus à Addis comme une provocation. Enfin, l’influence des Émirats arabes unis dans ce rapprochement entre le Somaliland et l’Éthiopie ne laisse pas de doute, et Djibouti, en délicatesse avec l’État du Golfe, pourrait se sentir fragilisé par cet accord.

Alors que les regards internationaux sont actuellement concentrés sur les attaques houthies en mer Rouge, cette crise régionale et l’arrivée d’un potentiel nouvel acteur sur la côte pourraient déstabiliser davantage une région déjà fragilisée. Aujourd’hui, la question du Somaliland est une crise internationale qui doit être résolue au niveau international.